Nina Simone, une interprète du song de Jenny des pirates, – son adaptation est restée célèbre. Lire le texte
de cette adaptation (en anglais, PDF)
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L'opéra de quat'sous est aussi L'École des Femmes

Jenny des Lupanars, Polly Peachum , Jenny des pirates : trois femmes rebelles

 

1. Femmes et révolte dans la pièce

 

L'Opéra de quat'sous présente plusieurs variantes de la relation de pouvoir qui s’établit entre hommes et femmes. Ce sont plus particulièrement les femmes, qui incarnent dans l’œuvre la dynamique de la révolte. On pense notamment à Jenny des Lupanars et à Polly Peachum, mais aussi au chant de Jenny des Pirates (personnage "créé" par Polly).

Position sociale

Jenny des Lupanars est une prostituée, gérante d’un bordel, ex-compagne de Mackie Messer qui était autrefois son « souteneur » ; Polly est « la fille du roi des mendiants »  ; naïve et sentimentale, elle est l’actuelle épouse de Mackie [1]. Quant à Jenny des pirates, c’est une création artistique, figure imaginée et mise en scène par Polly à l’occasion de son mariage. « Fille de cuisine », lumpenprolétaire, sa vie est tout entière marquée par l’asservissement aux hommes.

 

La relation entre homme et femme est dans la pièce une relation de domination. L’homme est le maître, il décide, on le sert. Il recourt sans hésiter à la menace, et "si nécessaire" à la violence physique. La domination masculine est ainsi évoquée dans la « Ballade du souteneur » (Zuhälterballade, n° 12) chantée par Jenny des Lupanars et Mackie :

«  En ce temps-là, il y a bien longtemps,
Il me prouvait sa flamme en me rouant de coups,
Quand je rentrais bredouille, il devenait méchant,
Il me disait : "Je mets tes robes au clou. "  »

Une domination qui était alors acceptée par Jenny, et présentée, non sans ironie, comme idyllique – « dans ce bordel où tenions notre état » ("In dem Bordell wo unser Haushalt war").

 

Au sein de la famille Peachum, c’est avec le père, Jonathan Jeremiah, que se joue la relation de pouvoir. Monsieur Peachum est un père autoritaire, qui édicte des règles strictes. Polly est tenue de respecter ces règles, qui concernent spécialement le rapport aux hommes [2]. Refusant le mariage à sa fille, intraitable en matière de morale, Peachum ne supporte ni le romantisme de Polly, ni le sexe (« Le mariage, ce n’est jamais qu’une cochonnerie »), leur opposant systématiquement le « principe de réalité ». Cela est particulièrement manifeste dans le song "d’Au lieu de" ("Anstatt Dass, n° 4), chanté par Peachum et sa femme [3] :

« Au lieu de
Dormir à la maison, dans un bon lit,
Ça veut s’amuser
Comme si les alouettes vous tombaient toutes rôties dans la bouche ! (…)

(…) Au lieu de
Faire quelque chose qui ait un sens et qui tienne debout
Ça s’amuse,
Et finit bien entendu par crever dans la boue. »

 

Le conflit entre Peachum et Mackie est typiquement le conflit du père et du galant de la comédie classique. Monsieur Peachum incarne en fait la figure traditionnelle du barbon. Et face à lui, Polly a toutes les apparences de l’ingénue des comédies de Molière [4]. Ainsi envisagé, L'Opéra de quat'sous raconte les mésaventures d’un père possessif cherchant par tous les moyens à soustraire sa fille aux manœuvres du séducteur conquérant : fille séduite par un roué, Polly est bien proche de l'Agnès de L'École des Femmes. Et Mackie n'est pas si loin du jeune Horace.

Quant à Jenny des pirates, le personnage inventé/incarné par Polly, elle est fille de cuisine dans une « petite taverne à quat’sous » ("in einer dieser kleinen Vier-Penny-Kneipen"). Vivant dans la saleté et l’humiliation, elle est en butte du matin au soir aux moqueries des hommes.

 

Figures de la révolte – Le couteau de Jenny qui fait sauter les têtes

C’est elle, cette Jenny, qui tient le plus distinctement dans la pièce le discours de la révolte [5]. Un soir, quand arrivera son fiancé le pirate, elle leur coupera la tête, à tous, dans un grand éclat de rire. Ce sera la revanche sur la pauvreté, sur la saleté, sur les moqueries des hommes.

Jenny-des-pirates est simple d'esprit, Polly est naïve et sentimentale. La révolte, chez elle, prendra diverses formes.

Par rapport à son père. C’est d’abord, évidemment, le choix de son mari, gangster brutal et sensuel détesté par Peachum. Jenny est elle aussi fiancée de pirate, de "räuber". Révolte aussi la revendication de l’amour romantique (« la lune sur Soho », « L’amour est plus fort que tout ») et passionné (« Savoir perdre la tête, tout est là », Barbara-Song, n° 9), qui la conduira jusqu’au mariage clandestin dans une écurie.

Sa révolte s'exprime encore par rapport à la société des hommes. Lorsque Mackie devra quitter la ville, c’est elle qui prendra la direction des affaires, affirmant rapidement une autorité indiscutée :

« Chère Madame, commandez-nous pendant l'absence de monsieur votre mari, on fera les comptes tous les jeudis, chère Madame » (Robert, Acte II).

Cette prise du pouvoir sur les hommes, c’est bien celle qu’elle avait chantée dans le song de la fiancée du pirate.

A la fois ingénue et dominatrice, toute en duplicité,  Polly est ainsi  la porte-parole dans l’œuvre de la révolte contre le pouvoir masculin.

 

Reste Jenny des Lupanars. Entièrement soumise à Mackie dans les premiers temps, et battue par lui, c’est timidement et sans succès qu’elle se hasardait à formuler sa révolte ("Ballade du souteneur", n° 12) : 

«  Mais parfois je me révoltais, savez-vous !
Je criais : "Tu veux ma mort ! J’en ai assez".
Alors  il m’allongeait un marron sans douceur. »

C’est elle cependant qui prendra finalement le dessus. Devenue patronne du bordel, et faisant preuve elle aussi d'une belle duplicité, elle provoquera par sa double dénonciation la chute de Mackie, qui était devenu entre-temps un client de la maison.

Aussi contre la morale

Jenny, Polly, Jenny :  la folle, l'innocente et la putain, toutes trois s'en prennent dans la pièce au pouvoir des "messieurs", à la domination masculine. Mais c'est aussi la morale de ces messieurs que déshabille L'Opéra de quat'sous, – comme l'atteste le song fameux du "deuxième finale de quat'sous" (n° 15) : manger d'abord, et après la morale.

C'est à "Meine Herren" que s'en prenait Jenny des pirates (premiers mots du song de Seeräuber-Jenny) ; de même le finale du deuxième acte s'adressera à  "Ihr Herrn" ("Beaux messieurs, qui nous enseignez...."). Consubstantielle à l'exploitation sociale, la morale est une affaire de mâles. Ces messieurs sont aussi des prêcheurs d'honnêteté et d'abstinence [6].

L'apostrophe, qui introduit ce song, reviendra à quatre reprises : "Beaux messieurs ("Ihr Herrn")",   "ne vous y trompez pas, l'homme ne vit que de méfaits."

La première strophe de ce deuxième finale est chantée par Mackie : aimant avant tout "leur bedaine et notre probité", ces messieurs, tout droit sortis d'un dessin de Grosz, fondent leur domination sur l'honnêteté des pauvres. Dans la deuxième strophe, que chante la prostituée, c'est le versant sexuel de ce code social qui est évoqué : " C'est d'abord la bouffe, et puis vient la morale " (sexuelle), rappelle Jenny à ceux qui se croient autorisés à décréter "quand une femme peut relever ses jupes et se pâmer".

Vigoureuse dénonciation d'une "éthique" masculine de généraux et d'hommes d'affaires, le "deuxième finale de quat'sous" rejoint le discours de rébellion féministe caractéristique de l'oeuvre .

 

 

Hannah HÖCH (1919) – Schnitt mit dem Küchenmesser Dada durch die letzte Weimarer Bierbauch-Kulturepoche Deutschlands. Aussi puissant que le "Messer" enfoncé par Räuber-Mackie dans le ventre des bourgeois weimariens : tel est le "Küchenmesser" de la fille de cuisine, Räuber-Jenny. Par lui, L'Opéra de quat'sous prolonge le geste d'Hannah Höch dans son célèbre montage. Il est bien lui aussi, cet opéra, une "Section au couteau de cuisine Dada effectuée dans l'Époque culturelle-Panse à bière de l’Allemagne weimarienne".

Mais c'en est fini de l'utopie - L'épilogue

 

La révolte des femmes et leur prise de pouvoir provisoire, ou rêvée, est bien un élément central de ce monde à l’envers qu’est l’univers de L'Opéra de quat'sous. Utopie, dont le dénouement scellera le statut de parenthèse carnavalesque. On peut trouver sur ce plan une certaine parenté entre la pièce de Brecht-Weill-Gay-Hauptmann et L'Île des esclaves de Marivaux. (En précisant juste que chez Brecht, le finale est bien plus ambivalent).

2. Femmes révoltées dans le théâtre de Brecht

Au sein du  théâtre de Brecht, Polly Peachum et Jenny-des-Lupanars appartiennent à une longue lignée de femmes révoltées,  Elles en sont, pourrait–on dire, le versant picaresque/carnavalesque. Après L'Opéra de quat'sous, dans cette  famille d'anti-héros féminins, on trouvera notamment :

 

  • Sainte-Jeanne des Abattoirs (1931)
  • Mère Courage (1940) :

L'attitude ambiguë de Polly à l’égard de la domination masculine est très proche, finalement, de celle de Mère Courage. Son ambiguïté vis-à-vis du pouvoir de Mackie Messer (acceptation/rébellion) n'est pas sans évoquer la dualité du discours de Mère Courage lorsqu'elle évoque la guerre, qu’elle vomit en même temps qu'elle en tire profit.

  • Shen-Té/Shui Ta (1941)
  • Simone Machard (1943)
  • Antigone (1947)
  • Jeanne d'Arc (1952)

 

 

 

 

 

 

 

[1] Plus exactement une de ses deux épouses.

[2] Comme on le verra, soulignant l’analogie entre la situation de Polly et celle de Jenny des Lupanars, la pièce propose un rapprochement intéressant entre le maquereau et le père-sévère, de même qu'entre la putain et l’ingénue.

[3] A noter que dans son rapport à l’homme, Madame Peachum n’appartient pas au même paradigme que Polly et les deux Jenny. Son discours redouble celui du bourgeois Peachum, dont elle se contente d’assurer la domination.

[4] Précision quand même : Polly n’est pas seulement une ingénue. Elle sait aussi avoir la duplicité et la rouerie des servantes du théâtre classique.

[5] Mais sur le mode du rêve.

[6] C'est de cette morale que Peachum se fait d'emblée le porte-parole (grotesque), dans son "choral matinal" (n° 3).