Théâtre aristotélicien / Théâtre épique

 

"Douche froide pour les âmes sensibles"

 

Dans ses "Remarques sur l'opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny" (Ecrits sur le théâtre, p. 36 et suivantes), Brecht formule une première schématisation de l'opposition entre le "théâtre épique" et le "théâtre dramatique", qu'il appelle aussi "aristotélicien".

Il propose le (célèbre) tableau suivant.

La forme dramatique du théâtre

La forme épique du théâtre

est action,

est narration,

implique le spectateur dans l'action,

Fait du spectateur un observateur, mais

épuise son activité intellectuelle,

éveille son activité intellectuelle,

lui est occasion de sentiments.

l'oblige à des décisions.

Expérience vécue.

Vision du monde.

Le spectateur est plongé dans quelque chose.

Le spectateur est placé devant quelque chose.

Suggestion.

Argumentation.

Les sentiments sont conservés tels quels.

Les sentiments sont poussés jusqu'à la prise de conscience.

Le spectateur est à l'intérieur, il participe.

Le spectateur est placé devant, il étudie.

L'homme est supposé connu.

L'homme est objet de l'enquête.

L'homme immuable.

L'homme qui se transforme et transforme.

Intérêt passionné pour le dénouement.

Intérêt passionné pour le déroulement.

Une scène pour la suivante.

Chaque scène pour soi.

Croissance organique.

Montage.

Déroulement linéaire.

Déroulement sinueux.

Evolution continue.

Bonds.

L'homme comme donnée fixe.

L'homme comme processus.

La pensée détermine l'être

L'être social détermine la pensée.

Sentiment.

Raison

 

 Tableau qui sera repris plus tard (1936 ) dans un texte éclairant où Brecht souligne le rôle de la "distanciation" ( il sera question également dans ce passage d'"éloignement", de "distance", d'"insolite") :

 

«  La scène commença de raconter. Le quatrième mur ne fit plus disparaître le narrateur. Grâce à de grands panneaux qui permettaient de remettre en mémoire d’autres processus qui se déroulaient simultanément en d’autres lieux, de contredire ou de confirmer les paroles de certains personnages à l’aide de documents projetés, de fournir à des discussions abstraites des chiffres concrets, immédiatement perceptibles, d’éclairer par des chiffres et des citations des épisodes très plastiques mais dont le sens n’avait rien d’évident, l’arrière-plan prit position sur les processus qui se déroulaient sur la scène ; les comédiens, eux, ne se métamorphosaient plus intégralement, ils gardaient une certaine distance envers leur rôle et faisaient même visiblement appel à la critique.

Désormais plus personne ne permit au spectateur de s’identifier tout bonnement aux personnages en vue de s’abandonner à des émotions qu’il ne critiquait pas (et dont il ne tirait aucune conséquence d’ordre pratique). La représentation soumit les sujets et les processus à un procès d’éloignement. C’était l’éloignement indispensable pour qu’on pût comprendre : admettre qu’une chose « se comprend toute seule », n’est-ce pas tout simplement renoncer à la comprendre ?

Il fallait que tte chose « naturelle » reçût la marque de l’insolite. De cette façon seulement pouvaient apparaître les lois qui régissent les causes et les effets. Les actions des hommes devaient à la fois être ce qu’elles étaient et pouvoir être autres.

Il y avait là de grands changements.

DEUX SCHEMAS

 Quelques petits schémas montreront en quoi la fonction du théâtre épique diffère de celle du théâtre dramatique.
Forme dramatique Forme épique
La scène "incarne" un événement Elle le narre
Implique le spectateur dans une action Fait de lui un observateur mais
épuise son activité intellectuelle éveille son activité intellectuelle
lui est occasion de sentiments l'oblige à des décisions
lui communique des expériences lui communique des connaissances
Le spectateur est plongé dans une action Le spectateur est placé face à cette action
On opère sur la base de la suggestion On opère sur la base de l'argumentation
Les sentiments sont conservés tels quels Ils sont poussés jusqu'à se muer en connaissances
L'homme est supposé connu L'homme est l'objet de l'analyse
L'homme immuable L'homme qui se transforme et transforme
Les événements se déroulent linéairement En faisant des méandres
Natura non facit saltus Facit saltus
Le monde tel qu'il est Le monde comme devenir
Ce que l'homme doit faire Ce que l'homme peut faire
Ses instincts Ses motifs

 

Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, cela, je l'ai éprouvé, moi aussi. - C'est ainsi que je suis. - C'est chose bien naturelle. - Il en sera toujours ainsi. - La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il n'y a pas d'issue pour lui. - C'est là du grand art : tout se comprend tout seul. - Je pleure avec celui qui pleure, je ris avec celui qui rit. 

Le spectateur du théâtre épique dit : Je n'aurais jamais imaginé une chose pareille. - On n'a pas le droit d'agir ainsi. - Voilà qui est insolite, c'est à n'en pas croire ses yeux. - Il faut que cela cesse. - La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il y aurait tout de même une issue pour lui. - C'est là du grand art : rien ne se comprend tout seul. - Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit. "

 Bertolt BRECHT, « Théâtre récréatif ou théâtre didactique ? », in Écrits sur le théâtre, Paris, Galllimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 214-216.

 

 

Quant à L'opéra de quat'sous, Brecht le considère comme une oeuvre épique, "douche froide pour les âmes sensibles", où l'identification du spectateur est rendue impossible par le travail de distanciation.

«  Dans une représentation de Piscator, ou dans mon Opéra de quat'sous, les éléments didactiques étaient pour ainsi dire introduits par montage ; ils ne procédaient pas organiquement de l’ensemble, mais se trouvaient en contradiction avec lui ; ils brisaient le cours du jeu et des faits ; douches froides pour les âmes sensibles, ils empêchaient toute identification. J’espère que les parties moralisatrices de L'opéra de quat'sous et les « songs » didactiques sont relativement divertissants, mais on ne peut nier qu’il s’agit là d’un genre de divertissement différent de celui fourni par les scènes jouées. Le caractère de cette pièce est double, divertissement et enseignement s’y font face sur le pied de guerre comme le comédien et la machinerie chez Piscator. « 

Bertolt BRECHT, « Sur le théâtre expérimental », dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 318-319. Texte écrit en mars-avril 1939.