" Si je lui fais cadeau de ma fille, qui est la dernière ressource de ma vieillesse, ma maison s’écroulera sur moi. " (Monsieur Peachum, I,3)  –   Hieronymus FRANCKEN (1540-1610), Une représentation de la Compagnia dei Comici Gelosi, circa 1590.

 

 

Un élément du dispositif brechtien : le schéma de la comédie classique

 

Le système des personnages de L'Opéra de quat'sous s’apparente au schéma de la comédie classique, dont l’intrigue, on le sait, est centrée sur la quête amoureuse d’un couple de jeunes gens. Celui-ci est en butte aux prétentions « totalitaires » d’un vieillard égoïste refusant de renoncer à sa fille, qu’il considère comme sa propriété. Tel est bien le point de vue de Monsieur Peachum : « Si je lui fais cadeau de ma fille, qui est la dernière ressource de ma vieillesse, ma maison s’écroulera sur moi. «  (p.34).

Si on lit L'Opéra de quat'sous à la lumière de ce schéma, on peut considérer Polly comme l’héroïne comique, jeune fille ingénue qui tombe amoureuse d’un « pirate » et refuse d’accepter la morale terre-à-terre de ses parents. Condamnant toute forme de plaisir, ceux-ci se montrent violemment hostiles au romantisme de leur fille, vilipendant « la lune sur Soho », « tous ces sacrés romans que tu as lus [qui] t’ont tourné la tête » (p.36) ), et plus simplement « l’Amour ». Face à sa mère, Polly proteste : « Je ne me laisserai pas voler mon amour », … « L’amour est plus fort que tout » (p.36), etc.

Aux côtés de Polly se trouve Mackie, « prince charmant » qui l’a séduite et l’aidera à prendre ses distances à l’égard des valeurs petites-bourgeoises du couple parental. Le « highwayman » du Beggar’s opera personnifie ici l’aventure, le romanesque, l’Amour.

La bande du Surineur appartient, elle, au monde des valets de la comédie. Les hommes de Mackie forment un mixte entre les deux figures-types du valet balourd (Sganarelle) et du valet fripon (Scapin). Leur côté rustaud étant particulièrement mis en évidence dans le tableau du mariage (I,2) : « Ces messieurs portent maintenant d’élégants habits de soirée, mais hélas leur comportement ultérieur ne correspondra pas tout à fait  à leur habit » (didascalie p.19). Mackie se fera un devoir de corriger systématiquement leurs maladresses, fautes de goût et grossièretés.

Tout à fait caractéristiques de l’univers grotesque sont ainsi les interventions salaces de Matthias, qui constituent des « rabaissements », au sens de Bakhtine, du mariage, et de ses rituels. Par exemple, après le song de Bill Lawgen et Mary Syer, Mackie trouvant le chant « un peu mou », Matthias « s’étrangle : “Un peu mou, c’est le mot, messieurs, un peu mou !” «  (p.24).

Quant à ce song, le Hochszeitslied, cet « épithalame des Pauvres » qui fait office de cantique chanté à l’arrivée du prêtre officiant, il est lui aussi entièrement parodique, tant par la forme (« chanté d’une voix hésitante, terne et fausse », p.24) que par le contenu : elle ne connaît pas le nom de son mari, il ne connaît pas le métier de sa femme, et seule l’intéresse, en fait, « une petite partie d’elle ».

Le comique de l’opéra, ici, est bien un comique de farce.

Peachum, on l’a dit, incarne la figure du barbon, petit-bourgeois cupide, moralisateur et impitoyable en affaires. Sa femme professe les mêmes valeurs ; elle se montre par ailleurs très attentive au respect des conventions, par exemple lors des préparatifs de la pendaison de Mackie : « Polly et Lucy, assistez votre mari dans ses derniers instants. «  (p.86) : «  Change-toi, ton mari va être pendu. Je t’ai apporté ta robe de veuve. (…) Tu feras une veuve ravissante. Et maintenant, souris un peu, ne fais pas cette tête d’enterrement. «  (p.76). Etc.

Le schéma, en résumé, serait donc :
jeunes premiers : Mackie et Polly
Barbon : Peachum et sa femme, assistés de Jenny des Lupanars
Valets : la bande de Mackie.

Mais bien sûr, ce schéma est ici distancié par rapport à son archétype  classique. Ainsi le « jeune premier » de la comédie classique n’est évidemment jamais un bandit de grand chemin, assassin patenté, polygame et amateur de bordels (encore que : dans Dom Juan...). De même l’héroïne, Polly, est certes une jeune fille naïve et romantique (une bourgeoise), mais elle est aussi une pure représentante du monde de la pègre. Quant à Peachum, il agglomère la figure traditionnelle du barbon et les valeurs capitalistes de l’entreprise, – Peachum est un vrai manager [1]. Tous ces personnages sont contradictoires, ambigus, "dialectiques", empêchant toute lecture simpliste. 

Le schéma de la comédie classique est donc à la fois utilisé et cité dans l’œuvre de Brecht-Weill-Hauptmann. C’est un des matériaux du collage brechtien, de ce dispositif ironique destiné à mettre à distance le modèle culinaire du théâtre.

 


[1] On se trouve ici, finalement, devant une transgression analogue à celle qu’effectue Beaumarchais à la fin de l’Ancien Régime. Dans Le mariage de Figaro, celui qui fait obstacle  au triomphe de l’Amour est devenu l’aristocrate. Le barbon ridicule chez Beaumarchais, c’est le grand d’Espagne élégant et séducteur. Et c’est le domestique qui devient le héros de l’intrigue.