Le song « Anstatt dass » clôture le Tableau 1 de l’Acte I. Il est introduit par une didascalie dont la forme sera commune à la plupart des songs :

«  Monsieur et Madame Peachum s’avancent devant le rideau et se mettent à chanter. Eclairage de song : lumière dorée. L’orgue s’illumine. Trois lampes descendent des cintres au bout d’une perche, et on lit sur les panneaux : « Le song d’ "Au lieu de…"  ».

 

Dans le tableau 1 de l’Acte I, Peachum a successivement mis à distance (« verfremdé »)  quelques clichés

- de la Bible (« Donne et il te sera donné », …) ;

- des du marketing de la pauvreté (à travers l’apprentissage de « l’idiot » Filch) ;

- et de la Distinction sociale (laquelle suscite l’admiration de Madame Peachum pour Mackie et ses gants blancs).

Peachum va cette fois mettre en lumière les clichés de l’amour romantique (dans sa description de la relation entre Polly et Mackie le Surineur).

 

Première remarque : le song reprend le discours habituel du barbon de comédie. Peachum et sa femme critiquent le mode de vie de la jeunesse, le Romantisme, l’Amour, le Plaisir, en s’appuyant sur une robuste antithèse (dont « Anstatt dass » est le marqueur). Au monde du Romantisme Amoureux, Peachum oppose son idéal laborieux de vie "sage".

Au lieu de…

 

On trouve (chez les gens comme Polly) :

La vie Raisonnable

 

L’Amour (le Plaisir)

càd. 1.  Rester à la maison et dormir dans son lit

 

S’amuser

càd  2. Faire quelque chose « qui tienne debout »

 

S’amuser

 

Mais en même temps, comme dans toute la pièce, Peachum se montre ici sémiologue perspicace. Tel qu’il est présenté par lui, ce monde de l’Amour se nourrit de poncifs.

Le « plaisir dont ils ont besoin » et qui les empêche de travailler,

– c’est d’abord une image, la lune sur Soho,

– c’est aussi du langage, un « fichu texte » à quoi se réduit le discours amoureux :

  •        «  Das ist der verdammte 'Fühlst-du-mein-Herz-schlagen'-Text »
           [Littéralement : « C’est le foutu texte - 'Sens-tu-mon-cœur-qui-bat' »].  [il s'agit donc bien de texte]
  •        Texte accompagné d’une autre phrase-cliché, que Peachum appelle : « la 'Si-tu-y-vas-j’y-vais-aussi' »
           (« das ‘Wenn du wohin gehst, geh’ich auch wohin' »).

Peachum souligne ainsi, dans le song "Anstatt dass", le fait que ce qui "pervertit" la jeunesse dans l'Amour, c'est la séduction du langage et des images.
Le barbon Peachum fait la critique du discours de Dom Juan.

 

Plus loin dans l'oeuvre, ce song exercera  un effet « distanciateur » différé, dans l'introduction au song n°8 (Liebeslied, « Chant d’Amour »), qui clôture le Tableau 2 de l’Acte I.

On est à la fin de la cérémonie du mariage, les invités se sont retirés, Mackie et Polly se retrouvent seuls devant le lit d'amour qui vient de leur être offert.
Les paroles tendres que vont alors s’échanger les jeunes époux seront tout simplement la reproduction exacte des clichés dénoncés un peu plus tôt par le perspicace Peachum :

«  MAC : Vois-tu la lune sur Soho ?
POLLY : Je la vois, mon amour ; Sens-tu battre mon cœur, mon bien-aimé ?
MAC : Je le sens, ma bien-aimée.
POLLY : Là où tu iras, j’irai moi aussi.
MAC : Et là où tu seras, moi aussi je serai. »


                                           " Et maintenant, le sentiment retrouve ses droits." (Mac, Acte I, Tableau 2, juste avant le song "Liebeslied")
                                                      George GROSZ, La force et la grâce (Ecce Homo, Planche VII, 1922).

 

L’Opéra de quat’sous offre ici un bel exemple d’ironie dialogique, où les paroles, avant d’être utilisées (« sérieusement ») par des personnages, sont d’abord montrées par un autre (qui en l'occurrence est un grotesque).

Et lorsque commence, juste après ce tendre entretien, le charmant Liebeslied (song n° 8), le spectateur ne peut que l’entendre avec un certain recul,
- un peu comme il entendra plus tard, dans l’Acte II (n° 13), la « Ballade du souteneur », qui chante  les amours de Mackie et Jenny des Lupanars (ou comme on entendrait l'aria «Là ci darem la mano » de Don Giovanni).

 

Plus tard, dans le 4ème Tableau (Acte II), le motif de « la lune sur Soho » sera repris une troisième fois. Il fonctionnera alors comme mise en abyme.

Polly produit ici, après « La fiancée du pirate » du Tableau 2, un nouveau récit dans le récit, il s’agit cette fois d’un rêve. La « lune sur Soho » y apparaît métamorphosée en « vieille pièce d’un penny tout usée ». Le rêve de Polly redouble ainsi le geste de l’œuvre (l’Opéra), transformant un objet culinaire (la lune sur Soho) en motif pour gueux (la pièce d’un sou) : 

« - Polly : Ah, Mac, j'ai fait un rêve. Je regardais par la fenêtre j'ai entendu un éclat de rire dans la rue, et en me penchant pour voir, j'ai vu notre lune, son disque était mince comme une vieille pièce d'un Penny tout usée. Ne m'oublie pas, Mac, dans les villes étrangères !
– Mac : bien sûr, je ne t'oublierai pas, Polly. Embrasse-moi, Polly. »  (Acte II, Tableau k, Page 45).

Le thème de l’usure du temps s’accompagne ici d’un grand éclat de rire. On reconnaît le motif bakhtinien du Temps Joyeux. Qui reviendra dès le début du tableau suivant cet adieu déchirant (II,5) : Mac chez ses amies les putains, ... lesquelles ne manqueront pas de le trahir gaiement :

" « Le carillon ne s'était pas encore tu, que déjà Mackie–le–Surineur se trouvait chez les putains de Turnbridge ! les putains le trahissent. C'est jeudi soir. »
(Titre du Tableau 5, page 47 [où l’on retrouve également le motif biblique du jeudi–saint, de la trahison et du carillon qui l'annonce (Judas, Saint-Pierre)]).

 

 

 

 

 


 

 
Paul KLEE, Der Komiker, 1904, 10.
Gravure à l'eau-forte, Zentrum Paul Klee, Berne

[ " La dualité des mondes art et homme forme un duo organique, comme dans une Invention de Jean-Sébastien. "
Paul KLEE, Journal III, 608, avril 1905, Berne, cité dans Klee, Boris FRIEDEWALD, Citadelle et Mazenod, p.42.