" Tout ce que vous trouverez à coffrer ici, ce sont quelques jeunes gens qui veulent fêter le couronnement de leur reine en organisant un petit bal masqué. "

(Peachum, Acte III, p. 70).

" le carnaval revêtirait une grande importance. jour des déguisements et des railleries. jour de deuil pour les biens les plus sacrés et les personnages les plus haut placés. "

 (BRECHT, Journal de travail, 29.4.41, L'Arche) .

" Brecht replied that he would heighten the crook's make-up and render it more unpleasant. "

 (Entretien Strehler-Brecht à propos de L'opéra de quat'sous , dans The threepenny opera, Penguin classics).

 

 

 

Remarque : on peut utiliser pour l'approche de cet aspect dans l'œuvre la grille pour la lecture du texte carnavalesque.

 

La pièce de Brecht présente nombre de caractéristiques qui l’apparentent à la tradition carnavalesque telle que l’a dégagée Mikhaïl Bakhtine dans ses ouvrages sur Rabelais et Dostoïevski.  Elle s’inscrit tout entière dans la logique carnavalesque, d’ambivalence et d’inversion ; elle recourt à de multiples formes de la parodie. Sa conception du temps est purement carnavalesque. Enfin, on y retrouve omniprésents les thèmes classiques de la littérature carnavalisée, comme le déguisement, le « temps joyeux », le « bas corporel », d’autres encore.

On sait que pour Bakhtine, une fonction essentielle de l’univers carnavalesque est de mettre en évidence les rouages de la vie sociale en montrant ce qu’ils ont de factice, de mensonger et d’injuste. Le carnaval dénonce, en s’en riant, toutes les formes de pouvoir que comporte la vie sociale.

Une fête carnavalesque

  • D’après Bakhtine, le mythe fondamental du carnaval s’incarne dans la séquence qu’il appelle du « couronnement-découronnement ». Un roi « à l’envers » (esclave, enfant, bouffon) est élu pour la durée du carnaval. Pendant la fête, c’est lui qui possède l’autorité ; et à l’issue de la période festive, il sera rituellement « découronné », symboliquement roué de coups ou mis à mort, clôture qui correspond à la réinstauration de l’ordre social.

  • Dans L'opéra de quat'sous, Mackie incarne tout à fait le roi de carnaval, roi de ce monde à l’envers qu’est l’univers de la pègre. Une société qui reproduit, en les caricaturant, les règles de la société ordinaire. Dans la pièce, Mackie est souvent présenté comme héros, comme aristocrate, comme « gentleman » (p.67) ; le shérif Brown parle de lui comme d’« un grand homme ». Mackie est une sorte de héros à l’envers. Cette démystification de l’héroïsme, comme du militarisme en général, est à vrai dire omniprésente dans le théâtre de Brecht. C’en est sans doute une des composantes essentielles.

  • La royauté de Mackie se manifeste tout particulièrement lors du banquet de mariage, - la scène de banquet est également, depuis le dialogue socratique et la satire ménippée, typique de la tradition carnavalesque. Le mariage de Mackie et Polly dans une grange nous présente la grande fête du monde à l'envers, double parodique du monde réel.

  • Au terme de la cérémonie carnavalesque, le souverain de ce monde-bis devra connaître le découronnement. Mackie sera ainsi poursuivi par la police, à l’instigation de Peachum. On peut observer que tout cet épisode se présente comme une sorte de réécriture parodique de la passion du Christ. Pourchassé par la justice des homme, Mackie sera publiquement mis à mort dans une atmosphère de réjouissance populaire, celle du couronnement, qui évoque la pâque biblique. Sa pendaison doit avoir lieu un vendredi [2]. Le « découronnement » du roi Mackie, sa pendaison, est très clairement présenté par la pièce comme un joyeux spectacle, devant des spectateurs habillés de neuf, et dans une ambiance festive. Cette pendaison « joyeuse » fait encore intervenir, à travers la citation de la Ballade des pendus (« Nous avons cherché à nous élever : c’est fait » (p.87)), la thématique de l’inversion du haut et du bas, typique, comme on le sait, de l’univers carnavalesque [3].

  • Cela dit, la pendaison (le découronnement) ne constitue pas le véritable dénouement de la pièce de Brecht. Le choix fait par Brecht (Mackie sauvé par l’arrivée d’un héraut de la reine) est tout à fait remarquable, dans la mesure où il approfondit ce qui fait l’essence du rite carnavalesque : la mise en évidence du mensonge social. Mackie, roi de l’autre monde, fripon entre les fripons, est aussi roi de celui-ci. L'autre, c'est le même.


    Brecht : " L'opéra de quat'sous donne une représentation de la société bourgeoise (et non pas seulement de certains éléments du "lumpenproletariat") [4]".

    Le dénouement de Brecht (Mackie est « élevé à la noblesse héréditaire (p.89) »), est en fait ambivalent, puisque cet épilogue « réaliste », qui place le bandit au sommet de la hiérarchie sociale, se présente en même temps comme un dénouement de conte de fées. Monsieur Peachum fait semblant de croire « qu’ici-bas chacun ne reçoit que son dû (p.88) » (autrement dit : que le monde des hommes est régi par la justice). Peachum inverse la morale du conte de fées (les bons récompensés et les méchants punis[i]), tout en présentant cette inversion (le méchant récompensé) comme un conte de fées. C’est évidemment tout un système de valeurs qui est mis en question par un tel choix. Et mis en question, une fois encore, dans la liesse bouffonne de la fête [5].

     

    [i] Qui est aussi la morale capitaliste : chacun, ici–bas, ne reçoit que ce qu’il mérite.

  • Une remarque pour terminer : cette « semaine de quat’sous » est le théâtre, à la fois, d’une fête officielle – le couronnement – , ET d’une fête carnavalesque (dont les deux principaux épisodes sont le mariage des gueux et la pendaison de Mackie). Bakhtine rappellle que, dans la fête carnavalesque, toutes les barrières sont abolies, les classes sociales se confondent, et la transgression est la règle [7]. La pièce de Brecht-Hauptmann met l'accent sur cet aspect de "mélange des classes" :

                      " Les rues de Newsgate sont (...) noires de monde (...), signale un constable. Toutes les couches
                        de la population s’y coudoient (p.79) ».

 

Temps joyeux
     

  • Autre caractéristique fondamentale de la vision du monde carnavalesque, selon Bakhtine : le rôle qu’y joue le « temps joyeux ». Le carnaval est la fête joyeuse du remplacement de l’ancien par le nouveau, de la vieille année par la nouvelle, de l’ancien pouvoir par les nouvelles générations. Le temps carnavalesque met ainsi fortement l’accent sur les métamorphoses, les transformations perpétuelles qui affectent l’univers et les êtres vivants en particulier. Le port du masque peut être rattaché à cette vision d’un monde en mouvement. Le visage n'est jamais qu'un masque éphémère, toujours susceptible de se transformer. L'opéra de quat'sous s’inscrit entièrement dans la logique du temps joyeux ("découronnant"). Un des textes les plus significatifs à cet égard est le « Song de Salomon », où Brecht rappelle gaiement la précarité des choses humaines – il s’inclut même dans son tableau guilleret et morbide à la fois :

" Où est Cléopâtre la belle ?
Vous savez ce qu’elle est devenue,

Deux empereurs brûlaient pour elle,
La débauche en fit une grue :
elle flétrit et redevint poussière.
Babylone était grande et fière !
Pourtant le soir est descendu
Et vous savez ce qui s’est passé :
C’est sa beauté qui l’a perdue.
Bienheureux qui sait s’en passer !

Où est César, l’audacieux ?
Vous savez ce qu’il est devenu.
En pleine gloire, c’est connu,
Il fut saigné comme un mouton
Et cria : « Toi aussi, fiston ! »
Et puis le soir est descendu
Et vous savez ce qui s’est passé :
C’est son audace qui l’a perdu.
Bienheureux qui sait s’en passer !

Où est Brecht, et sa soif de science ?
Vous savez ses chansons par coeur.
Il chercha avec trop d’insistance
D’où les riches tiraient leur splendeur.
Vous l’avez envoyé en exil :
Il n’avait qu’à se tenir tranquille !
Maintenant la nuit est descendue
Et vous savez ce qui s’est passé :
C’est sa curiosité qui l’a perdu.
Bienheureux qui sait s’en passer ! (pp.73-74)

  • Le monde de L'opéra de quat'sous vit sous le signe du temps qui détruit tout. Le temps est un requin. Et Mackie, par rapport à tous ceux qu’il berne, incarne l'image de ce  temps qui dévore, capture, réduit à néant. Dès la Complainte de Mackie-le-Surineur, song inaugural :

" Le requin, lui, il a des dents,
Mais Mackie a un couteau :
Le requin montre ses dents,
Mackie cache son couteau. (...)
Sur les bords de la Tamise
Des gens s’écroulent tout à coup.
Epidémie ? Qu’on se le dise :
C’est Mac qui a fait le coup.(p.9) «  [8]

  • Incarnation du temps joyeux, Mackie l’est entre autres par rapport à Polly : joueur avide, il est le temps qui reprend ce qu’il a donné, qui le reprend aussi vite puisque le mariage n’était finalement qu’une duperie. Incarnation du temps, Mackie introduit du même coup à l’altérité : Polly se découvre une rivale, Lucy, et même, une infinité de rivales, pourrait-on dire, avec la foule des prostituées.
    Le séducteur, image du temps : c’est ce que nous apprend le mythe de Don Juan, dont nous verrons qu’il figure en bonne place dans l’intertexte de L'opéra de quat'sous.

Le " bas corporel "

Bakhtine encore : le mouvement fondamental du carnaval, c'est le rabaissement. Toute réalité est tirée vers le bas, qu'il s'agisse du bas "cosmique" (la terre), du bas "social" (les pauvres), ou du bas corporel (le sexe). C'est le cas dans L'opéra de quat'sous, s'agissant  aussi bien des classes sociales que de la distribution de l'espace.

Trois lieux essentiels de l'action sont l'écurie [9] où a lieu le mariage, la maison de passe où Mackie vient prendre son café, et enfin la prison, le cachot où se prépare l'exécution [10]. A l'opposé de la scène du couronnement, palais ou cathédrale, tous ces lieux sont proches de la terre, des enfers. Quant au "bas corporel", il est très présent dans la pièce. La scène la plus caractéristique à cet égard est une fois encore le mariage, où l'intervention des hommes de Mackie consiste systématiquement à ramener toute réalité sur le plan d'une sexualité graveleuse. Le discours des bandits creuse ce que Bakhtine appellerait la "joyeuse tombe" du lyrisme. Un "lapsus" qui rend bien compte de ce découronnement : "civilisé" s'entend ici "syphilisé". (À noter que le lyrisme est une figure privilégiée de la propagande, y compris de la propagande de guerre. Voir à ce sujet La résistible ascension d'Arturo Ui, bien sûr, mais aussi, par exemple La plaisanterie de Milan Kundera).

Analysant sa pièce, Brecht n'a du reste pas manqué de souligner l'importance de la sexualité au théâtre, dans une perspective matérialiste, c'est-à-dire de rapprochement avec la matière : " La représentation de la vie sexuelle au théâtre est très importante, ne serait-ce que parce qu'elle y introduit un certain matérialisme primitif. Le caractère artificiel et éphémère des superstructures sociales apparaît ici très clairement. [11]

Ambivalence et oxymoron

 " D’un bout à l’autre de la pièce, vous constaterez une telle similitude de mœurs dans les hautes et dans les basses classes de la société qu’il est bien difficile de décider si les gentilshommes imitent les bandits de grand chemin ou si les bandits imitent les gentilshommes. "
John GAY, à propos de L’opéra des gueux, cité par Bernard DORT, dans Lecture de Brecht, Paris, Seuil, coll. « Points », 1960, p. 65.

" ... un bordel absolument bourgeois. Dans le bordel, il y a des putains, mais les putains n'ont rien de démoniaque., ce sont des putains parfaitement bourgeoises. ".
(Brecht, dans "C'est en riant qu'on critique", Entretien avec Giorgio Strehler sur L'opéra de quat'sous (25 octobre 1955), in Théâtre en Europe n° 12, L'Opéra de quat'sous, octobre 1986)

 

La logique carnavalesque est une logique de l'ambivalence, du double, du paradoxe. Devant-et-Derrière, Haut-et-Bas, Sagesse-et-Folie, Mort-et-Naissance, toutes ces figures contradictoires sont caractéristiques de l'univers du carnaval, placé sous l'égide de Janus. Toutes ces figures se retrouvent dans L'opéra de quat'sous. On a déjà vu que le dénouement de la pièce se trouvait tout entier sous le signe de l'ambivalence. Voici quelques autres exemples de paradoxes ou d'oxymorons.

  1. Amour-Haine : dans la Ballade du souteneur : "Il me prouvait sa flamme en me rouant de coups (p.52) ". De Lucy à Mackie : " Je t'aime tant que j'aimerais mieux te voir pendu que dans les bras d'une autre (p.62) ".
  2. Folie-Sagesse : dans la Ballade de Salomon : " Le sage Salomon, qu'il était grand ! / (...) C'est sa sagesse qui l'a perdu. / Bienheureux qui sait s'en passer ! (p.74).
    Brecht, commentant sa pièce, écrira en 1939 : " Le caractère de cette pièce est double , divertissement et enseignement s’y font face."
  3. Le titre original, L'opéra du gueux, qui conjoint les bas-fonds de la société et la forme d'art la plus aristocratique que produise notre culture, ce titre est lui-même un pur oxymoron. Le titre choisi par Brecht appartient à la même logique, et souligne davantage le rôle de l'argent.
  4. Dans le même ordre d'idées, le paradoxe le plus frappant dans la pièce est celui qui souligne la proximité entre les deux extrêmes de l'échelle sociale : bandit-bourgeois. On relèvera principalement la proximité de la vie au bordel et du confort bourgeois ; et le rapprochement effectué entre gangs et banques.

Dans le tableau 5 (acte II) : "Un jour ordinaire chez les putains", on voit Mac prendre le café en compagnie de ces dames, comme tous les jeudis (Mackie est avant tout un homme d'habitudes), discuter aimablement de choses et d'autres avec ses amies, et chanter quelques couplets en duo avec son ancienne compagne". Ce tableau est clairement présenté par Brecht, en didascalie, comme "une scène idyllique et bourgeoise" (p. 49). Le bordel, imago mundi, est une société en miniature.

C'est Mackie qui propose le célèbre rapprochement entre banquiers et voleurs, dans sa dernière intervention, une longue tirade qui précède immédiatement l'exécution de la sentence :

" Nous autres, petits artisans aux méthodes désuètes, qui travaillons avec d'anodines pinces-monseigneur les tiroirs-caisses des petits boutiquiers, nous sommes étouffés par les grandes entreprises appuyées par les banques. Qu'est-ce qu'un passe-partout, comparé à une action de société anonyme ? Qu'est-ce que le cambriolage d'une banque, comparé à la fondation d'une banque ? Qu'est-ce que tuer un homme, comparé au fait de lui donner un travail rétribué ? " (p.86).

De même Brecht, dans ses "Remarques sur L'opéra de quat'sous", s'amuse à souligner "cette erreur selon laquelle un bandit ne saurait être un bourgeois. Erreur qui d'ailleurs est fille de cette autre erreur : un bourgeois ne saurait être un bandit [12] ".

 

Un autre aspect carnavalesque de L'Opéra de quat'sous : intertexte, citation, parodie

 

 

 


 

[1] Chez les grands artistes ; pas dans les productions de masse (feuilleton télé, cinéma holywoodien, etc), naturellement.

[2] La sceène chez les putains, au tableau 5, multiplie les analogies avec la dernière cène biblique. La trahison de Jenny qui mènera Mackie devant les juges est évoquée dès la didascalie de présentation :
" Le carillon ne s'était pas encore tu, que déjà Mackie-le-Surineur se trouvait chez les putains de Turnbridge ! Les putains le trahissent. C'est jeudi soir. "

[3] Car en même temps qu'il s'élève, naturellement, Mackie chute. " C'est un concours de circonstances malheureuses qui m'a fait tomber. Bon, - je tombe (p. 86) ".

[4] "Remarques sur L'opéra de quat'sous", p. 58

[5] L’anoblissement bouffon de Mackie à la fin de la pièce, rétablit, dans la liesse générale, l’ordre/désordre du monde. Désordre puisqu'au lieu d'être pendu, le gangster sera anobli. C'est le jour du couronnement, l'ascension sociale remplace l'ascension vers l'échafaud. Et prince de cet ordre nouveau, le Bourgeois/Gangster Mackie Messer préfigure celui qui, bientôt, accèdera au pouvoir absolu, l'autre gangster, Arturo Ui.

[6] En ce qui concerne la pendaison, la mort souligne clairement l’analogie entre les deux spectacles : la mise à mort de Mackie fait concurrence au couronnement. Les deux cérémonies (mise à mort et avènement) sont substituables  « Si ça continue (...), tous ceux qui avaient l’intention d’assister au couronnement rappliqueront ici. Et la reine traversera les rues vides (p.79) ».

[7] L’amnistie de Mackie est elle-même vécue comme une transgression, comme une infraction à l’ordre régnant habituellement.

[8] Gilbert DURAND a bien montré que les images d'ogres et de monstres qui dévorent étaient toujours, en quelque manière, des images du Temps.

[9] Que l'on pourrait rapprocher de la crèche de l'Évangile.

[10] Bakhtine évoque dans son livre sur Dostoïevski les "dialogues sur le seuil", caractéristiques de la ménippée, qui se tiennent dans des lieux extrêmes, au moment de la mort le plus souvent, et qui permettent d'aborder, sans gravité, des sujets à caractère philosophique. C'est ce qui se passe à Old Bailey.

[11] Écrits sur le théâtre, p. 52.

[12] Dans Écrits sur le théâtre, p. 51.