Mozart en âne au bal, dans Amadeus de Milos Forman (1984)

 

La Comédie, le Ballet, la Musique, ensemble :     
 " Sans nous tous les hommes                             
Deviendraient malsains,                                      
Et c'est nous qui sommes                                   
Leurs grands médecins. "                                    
                      
    Molière, L'amour médecin, 1665 
            
      


Distanciation, carnaval, musique : le cas de L'opéra de quat'sous.

La musique occupe pour Brecht une fonction décisive dans le système grotesque-carnavalesque de l’œuvre. Comme nombre d’artistes qui ont eu à subir un système politique fondé sur la propagande, il se méfie des excès de l’émotion facile. Une des fonctions de la machine théâtrale est dès lors de contester l’attitude et la vision du monde lyriques. En musique, celles-ci s’incarnent tout particulièrement dans l’opéra, spécialement chez Wagner. L’opéra est pour Brecht l’ »art culinaire » par excellence.

D’où le travail sur la forme de l’opéra effectué par Brecht et Weill dans L'opéra de quat'sous et dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Deux œuvres où la parodie musicale occupe une place essentielle. Dans ses commentaires sur Mahagonny, Brecht explique que dans l’ »opéra épique » (la forme qu’il cherche à inventer), la musique « prend position » par rapport au texte, qu’elle le « commente ». En fait, elle le cite, en particulier dans sa dimension lyrique, la citation représentant le procédé essentiel de la mise à distance.

Cette proposition centrale, on la retrouve de façon explicite dans un commentaire de L'opéra de quat'sous fait par Brecht lui-même (texte écrit en 1935).

 

« C’est avec la représentation de L'opéra de quat’sous, en 1928, que le théâtre épique fit sa démonstration la plus éclatante. On put voir là une première utilisation de la musique de scène dans des perspectives modernes. L’innovation la plus frappante était le strict isolement des numéros musicaux. Une disposition toute simple attirait d’emblée l’attention sur cette nouveauté : le petit orchestre était installé sur la scène, visible de tout le public. L’exécution des songs était régulièrement précédée d’un changement d’éclairage, l’orchestre était illuminé et sur l’écran du fond de la scène, apparaissait le titre de chaque numéro, par exemple : « Chant de la vanité de l’effort humain », « Par une petite chanson, Mlle Polly Peachum avoue à ses parents effarés qu’elle a épousé le bandit Macheath » ; et les comédiens, pour chanter, changeaient de position. Il y avait aussi des duos, des trios, des solos, des finales avec chœurs. Ces morceaux de musique, où la forme de la ballade prédominait, étaient des sortes de réflexions et de commentaires moralisants. « 

Bertolt BRECHT, « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 702-703.

Une musique qui "remue la boue"

L’usage de la musique, en particulier dans sa dimension parodique, est tout sauf gratuit. L’effet recherché est d’abord le rapprochement des contraires. Bourgeois et voleurs sont semblables : c’est ce que montrent à la fois le contenu et la forme musicales des songs. Un autre objectif du travail musical dans L'opéra de quat'sous est, écrit Brecht, la « mise à nu de l’idéologie » : la musique participe au travail critique de l’œuvre. C’est ici, très consciemment, la dénudation du procédé que revendiquent Brecht et Weill : la musique telle qu’ils la conçoivent souligne et rend étranges les usages quotidiens, « narcotiques », du chant. Suite de l’extrait précédent :

 

« L’œuvre montrait la parenté étroite existant entre les sentiments des bourgeois et ceux des voleurs de grand chemin. Ces derniers montraient, également par l’intermédiaire de la musique, que leurs sensations, leurs réactions et leurs préjugés étaient les mêmes que ceux du bourgeois et du spectateur moyen. Ainsi l’une de ces chansons entreprenait de démontrer que seule l’aisance rend la vie agréable, même si elle oblige à renoncer à plus d’une chose « supérieure ». Un duo d’amour expliquait que des facteurs extérieurs comme l’origine sociale des partenaires ou leur différence de fortune ne devraient jouer aucun rôle dans le choix d’un conjoint ! Un trio exprimait le regret que l’insécurité qui règne sur notre planète ne permît pas à l’homme de s’abandonner à son penchant naturel pour la bonté et l’honnêteté. Le plus tendre et le plus ardent chant d’amour de toute la pièce était une peinture de la constante et indestructible inclination qu’éprouvent l’un pour l’autre un souteneur et sa fiancée. Les deux amants chantaient, non sans émotion, leur petit « chez soi », le bordel. De cette façon, justement parce qu’elle ne cessait d’être exclusivement sentimentale et ne renonçait à aucun de ses effets narcotiques habituels, la musique contribuait à mettre à nu les idéologies bourgeoises. Elle se mettait, pour ainsi dire, à remuer la boue, à provoquer et à dénoncer. Les songs connurent une grande diffusion, les termes clés en apparurent dans des discours et des éditoriaux. Nombreux furent ceux qui les chantaient en s’accompagnant au piano ou en suivant sur un disque la version orchestrale, comme ils aimaient à le faire pour les airs d’opérettes à succès. « 

Bertolt BRECHT, « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 702-703.