Dans Schweyk dans la deuxième guerre mondiale, deux traits typiques du grotesque vont se retrouver dans la construction des personnages. Centrale est la référence à l’animalité [1]. La métaphore animale traverse toute la pièce, qui de ce point de vue allemands prolonge une veine déjà exploitée par Brecht dans Sainte Jeanne des Abattoirs. La pièce se distingue également par l’utilisation constante de ce que Bakhtine appelle les « mésalliances ». L’oxymoron est la figure majeure utilisée pour l’élaboration des personnages de ce Schweyk.

1.    Mésalliances. L’oxymoron

D’une manière générale, on peut retrouver chez tous les personnages de la pièce le rapprochement que Bakhtine appelle « du haut et du bas ». Ce rapprochement peut prendre plusieurs formes. Il aura principalement pour effet de ridiculiser un certain nombre de valeurs « nobles ».

A. L’idéal nazi et l’héroïsme militaire

Les principaux traits des soldats sont : ivrognerie, lâcheté, querelles intestines. Le plus important des secrets militaires évoqués dans la pièce concerne le contenu des repas dans l’armée allemande (bifteck).

 

La justice rendue par l’adjudant Brettschneider est à la fois rigoureuse, expéditive, et loufoque. Par exemple, dans le tableau II, la « brigade volante » doit donner un certain nombre de « coups sur le postérieur » d’un banquier jusqu’à ce qu’il reconnaisse avoir traité Hitler de guignol sinistre. Dans le même tableau, une épicière est condamnée à plusieurs mois de « cabane » pour « excès d’obéissance » (p. 142).

L’héroïsme militaire tel qu’il est magnifié dans la propagande et les chants guerriers est ridiculisé à de nombreuses reprises dans la pièce.

 

Ainsi dans la scène où Madame Kopetzka lit dans la main du soldat allemand son avenir à la fois sublime et tragique (Tableau III). Elle s’amuse à utiliser tous les stéréotypes de l’hagiographie militaire ; et sa jubilation rigolarde contraste violemment avec la réaction de panique du pauvre héros allemand.

 

Mais c’est Schweyk, bien entendu, qui portera les coups les plus rudes à l’idéal de l’héroïsme, en particulier dans la scène de la prison militaire (tableau VII), où Brecht utilise avec brio l’art du contraste.

Il commence par présenter une galerie de faux malades (le myope, l’agonisant, l’homme voûté, l’homme aux béquilles) dignes de l’atelier de Monsieur Peachum, qui comparent les mérites des différentes stratégies d’exemption [2]. Schweyk se lance alors dans un vibrant éloge de la campagne de Russie :

 

« Vous n’avez pas l’air d’avoir grande envie de partir pour cette guerre, qu’il faut bien faire si on veut défendre la civilisation contre le bolchevisme. «  (p.174).

Et son discours exalté sera ponctué par les interventions du soldat allemand venu vider le seau hygiénique, totalement indifférent à l’enthousiasme raisonneur du brave soldat :

 

« LE SOLDAT. – Vous avez encore salopé les tinettes. Il faudra encore qu’on vous apprenne à chier, tas de cochons.

SCHWEYK. – On était juste en train de parler du bolchevisme. Vous savez ce que c’est le bolchevisme, vous ? Vous savez qu’il est complice de Wallstreet qui, sans la conduite du juif Rosenfeld, de la Maison Blanche, a résolu notre perte (…) Mais ils sont loin de nous connaître. (Etc. etc.) «  (pp.174-175).

On apprendra plus tard que Schweyk ne fait en fait que répéter les rengaines de la radio allemande, qu’il qualifie alors de « vraie rigolade ». Plus loin encore, il s’amusera à parodier le chant guerrier des valeureux soldats partant pour le front russe (cf. ci-dessous l’analyse de l’animalité).

  • Une autre figure intéressante de la pièce, particulièrement grotesque, est l’aumônier ivrogne que Schweyk rencontrera dans les steppes de Russie. Brutal, égoïste, cynique, l’abbé Bullinger est le digne héritier des aumôniers militaires du livre d’Hasek. Sa seule préoccupation est de trouver de la vodka pour alimenter son moteur ; et pour lui, les Russes, hommes et femmes, ne sont que des païens, des macaques, qu’il s’agit d’exterminer sans délai. Il fournira l’occasion d’un rabaissement des valeurs militaires (lui aussi est un fervent partisan de la croisade contre le bolchevisme), mais aussi cléricales bien entendu.

 

  • Il ne faut pas oublier non plus toutes les incursions loufoques dans les « hautes sphères », c'est-à-dire chez les dirigeants de l’Etat nazi, toujours présentés de façon caricaturale et manifestant des comportements infantiles. Sur ce point, on ne peut pas ne pas penser, en lisant la pièce, au Dictateur de Charlie Chaplin que, comme on le sait, Brecht admirait beaucoup.

 

  • Mais l’épisode sans doute le plus caractéristique des « mésalliances » qui émaillent la pièce, est la « rencontre historique » (p. 189) que, dans l’épilogue, Brecht ménage entre Schweyk et Hitler. Les deux hommes se croisent dans la brume, tous deux en quête du chemin de Stalingrad, Hitler complètement crétin et Schweyk toujours obligé de le raisonner. La pièce se termine sur une « danse frénétique » de Hitler courant successivement dans toutes les directions, tandis que tous les comédiens chantent le Chant de la Moldau : « Tout n’est que changement. (…) Les grands passent et cèdent leur place aux moins grands. » (p.192).

B. L’Amour courtois

Il en va de l’amour comme de la religion et de l’héroïsme. Le discours amoureux est parodié par tous les amoureux de la pièce, et principalement à travers Prochatzka Junior et Madame Kopetzka. Raconter leur histoire suffit à mettre en évidence paradoxes et oxymorons.

 

Eperdument amoureux d’une tenancière de bistrot plus très fraîche, le jeune Prochatzka est jaloux du SS qui la courtise. Pour lui prouver la profondeur de son amour, il devra rapporter un kilo de jambon fumé à sa bien-aimée. Malheureusement, Prochatzka est un peu lâche, et il revient bredouille chez Madame Kopetzka, qui le rejette alors avec mépris. Les choses finiront cependant par s’arranger – Madame Kopetzka n’est pas si regardante – et tout finira par un mariage célébré au Calice autour d’un bon morceau de viande.

 

Cette intrigue plutôt prosaïque comporte cependant des éléments lyriques (parodiés), en particulier dans le chef du jeune Prochatzka, qui se répand en déclarations enflammées :

«  Madame Anna, je vous en supplie ! Vous me fendez le cœur (…) C’est un amour qui irait n’importe où… (p. 132) « « On est comme des bateaux qui se croiseraient dans la nuit… «  (p. 132) « C’est vrai, ça ne vous est pas égal que je sois fusillé ? Ne retirez pas ce que vous venez de dire, ça me donne tant de bonheur ! «  (p. 133). « Hier, j’ai emballé le sac à main d’une cliente en croyant que c’était une côtelette, même que j’ai eu des ennuis avec mon père, tout ça parce que j’avais la tête ailleurs. Et le matin, j’ai la migraine. C’est l’amour. «  (p. 131).

 

Prochatzka reprochera d’ailleurs à Madame Kopetzka son « matérialisme » :

«  Madame Anna, comment pouvez-vous être aussi matérialiste dans un moment pareil ? «  (p. 132).

 

Et c’est évidemment Schweyk qui conclura ces déclarations par un éloge de l’Amour à sa façon, en évoquant une série d’épisodes « romanesques », dont le prosaïsme n’est jamais absent.

«  A la bonne heure ! Ca, au moins, c’est un amoureux ! A Pilsen, il y a un jeune gars qui s’est pendu à la poutre d’une grange pour une veuve - même qu’elle n’était plus de la première jeunesse ! – parce qu’elle avait laissé tomber dans la conversation qu’il n’en faisait pas assez pour elle. Et à l’auberge de l’Ours, il y en a un qui s’est ouvert les veines dans les cabinets parce que la patronne avait mieux servi un autre client. Et un père de famille, encore ! Quelques jours après, il y en a deux qui se sont jetés dans la Moldau du haut du pont Charles à cause d’une bonne femme. Mais c’était pour son argent. Paraît qu’elle avait de la fortune. «  (p. 133).

 

Notons pour terminer que cette parodie du discours amoureux était déjà présente chez Brecht, dans L’opéra de quat’sous, par exemple.

2.    Homme, Animal, Nourriture

Comme le rappelle Patrick Pavis, dans l’univers du grotesque, les transformations réciproques de l’homme et de l’animal sont fréquentes. Pavis ajoute que « la bestialité de la nature humaine et l’humanité des animaux provoquent une remise en question des idéaux traditionnels de l’homme «  [3].

C’est très exactement ce qui se passe dans la pièce de Brecht. Le réseau des métaphores animales y est à la fois très riche et très cohérent, formant un véritable complexe poétique que nous allons à présent observer.

A. L’homme est un animal, l’animal est humain

  • Dans la prison militaire où Schweyk et ses compagnons d’infortune espèrent encore être réformés, c’est en termes de métaphore animale que Schweyk évoque ses relations avec les nazis et sa stratégie de résistance. Au myope qui lui reproche de « lécher le cul » des Allemands, Schweyk rétorque :

    «  Il y a bien des petites bêtes qui seraient heureuses de pouvoir lécher le cul du tigre, parce qu’à ce moment-là il ne peut plus les attraper et elles se sentent en sécurité relativement. «  (p.175).

     

  • Observons à présent comment, dans la même prison, Schweyk, réécrit pour ses compagnons de cellule le « Horst-Wessel-Lied », chant guerrier nazi.

Le texte original est particulièrement héroïque  :

 » SCHWEYK : Je vais vous traduire, si ça peut vous être utile  : Drapeaux levés – Sections d’assaut, serrons les rangs. – D’un pas ferme vers la victoire, en avant – Les camarades qui avant nous versèrent leur sang – Marchent avec nous en pensée dans nos rangs. «  (p. 177).

Voici ce que devient ce couplet viril, une fois adapté par le brave soldat :

 » Au son du tambour
Voyez trotter les veaux.
Pour la peau du tambour
Ils ont donné leur peau. » (p.177).

On trouve ici la métaphore classique, dans un contexte révolutionnaire, du peuple conduit à l’abattoir par ses chefs [4]. Les hommes sont des animaux, des veaux ou des moutons. Mais ce qui est plus intéressant dans ce quatrain, et que nous retrouverons plus loin, c’est l’espèce de transsubstantiation du peuple des veaux, qui devient peau de tambour une fois passé par l’abattoir. Il faut également garder à l’esprit qu’il s’agit d’une parodie particulièrement burlesque, puisque ce texte doit être chanté sur un air martial.

Le refrain qui suit est tout à fait explicite : la guerre est une boucherie, Hitler le grand boucher.

« Pas cadencé, rangs serrés, l’œil fermé,
Ils suivent l’appel du grand boucher,
Et l’on croit voir passer en esprit dans leurs rangs
Ceux qui, à l’abattoir, donnèrent déjà leur sang. «  (p.178).

C’est ce chant que Schweyk parvient à faire entonner à tous ses compagnons de cellule au moment où doit leur être signifié leur engagement pour Stalingrad.

 

  • Les hommes sont des animaux, le peuple est formé de pauvres bêtes (insectes ou veaux) en proie à la violence du tigre ou du boucher. Mais c’est surtout à travers le chien que pourra s’exprimer la communauté de destin entre l’homme et l’animal, « la bestialité de la nature humaine, et l’humanité des animaux ».

B. Le chien

  • L’homme peut être un chien ; par exemple, Bullinger traitera Madame Kopetzka de « chienne de Tchèque » (p.167). Et de même que Schweyk attrape des chiens, de même le policier du STO pourchasse les hommes. C’est ici l’aspect humiliant du destin du chien qui est mis en évidence. Schweyk souligne l’analogie.

    «  Baloun : Mais ce chien, on l’a attrapé sur ordre supérieur. Raconte donc, toi !

    Schweyk. – Y a rien à raconter. Monsieur aussi, il est là par ordre supérieur. (Ils le suivent). Alors, comme ça, votre métier, à vous, c’est d’attraper des hommes ? «  (p. 157).

  • Cela dit, le chien peut aussi être un homme.

    1.       C’est ainsi qu’on retrouve chez les chiens la séparation entre classes sociales. Les chiens de race, aristocrates, arrogants et pétris de leur différence, sont plus jolis que les bâtards, mais plus bêtes :

    «  La plupart du temps, ils sont si bêtes qu’il leur faut deux ou trois domestiques pour leur dire qu’ils doivent aller chier, et qu’il faut ouvrir la gueule pour bouffer. C’est comme pour les gens du beau monde. » (p.140).

    Ces chiens-là, d’habitude, ne mangent que du veau, tel le loulou que Schweyk enlèvera pour Bullinger. Un « chien de collabo », «  qui mord dès qu’on ne fait plus attention » (p.156). Mais le loulou, comme les autres, doit se faire à la guerre, et manger de la saucisse :

    « La guerre, c’est pas la vie de château. Même pour les chiens de race. » (p. 156).

    2.       Les chiens sont des hommes. Ils peuvent même être plus humains que les hommes. Et c’est le chien finalement qui réapprend l’humanité aux hommes [5] . Comme Schweyk l’explique à l’inspecteur du STO, le chien est indispensable en temps de guerre :

    «  Pendant la guerre aussi, on aime bien avoir un chien, ça vous fait un ami près de soi dans les moments difficiles, pas vrai, Loulou ? Les gens sont bien plus calmes sous un bombardement quand il y a un chien qui les regarde et qui a l’air de dire : « Pourquoi tout ça ? ». (p.157)

    3.       Le chien, finalement, est ami de l’homme. Plus exactement, ami du soldat, lequel concentre toute la misère de la condition de l’homme du peuple. C’est ce qu’exprime de façon très riche » la dernière intervention de Schweyk, son apostrophe au « cabot minable », son alter ego [6], rencontré dans la tourmente de l’hiver russe.

    «  Tout à coup, Schweyk s’arrête et écoute. Puis il se baisse, émet un léger sifflement et fait claquer ses doigts. D’un buisson couvert de neige sort en rampant un cabot minable, à moitié mort de faim.
    SCHWEYK. - Je savais bien que tu étais là dans ce buisson à te tortiller en te demandant si tu allais sortir, hein ? Tu es mâtiné de fox et de berger, avec un peu de bouledogue par-dessus. Je t’appellerai Ajax. Ne te traîne pas comme ça sur le ventre et arrête de grelotter. Je ne peux pas supporter ça. (Il continue sa marche, le chien le suit.) On va à Stalingrad. Tu rencontreras d’autres chiens. Il y a de l’animation, là-bas ! Si tu veux sauver ta peau en temps de guerre, ne te fais pas remarquer : fais comme tout le monde ; ne joue pas les vedettes. File doux, jusqu’au moment où tu pourras mordre. La guerre n’est pas éternelle. La paix non plus, d’ailleurs. Et après, je t’emmènerai au Calice. Mais avec Baloun, il faudra ouvrir l’œil, Ajax, pour qu’il ne te bouffe pas. Il y aura de nouveau des gens qui voudront avoir des chiens ; et on recommencera à falsifier les pedigrees. Que veux-tu, les gens, il leur faut des races pures. C’est idiot, mais c’est comme ça. Ne te fourre donc pas comme ça dans mes jambes. Sinon , gare à la trique ! En avant pour Stalingrad ! La tempête de neige s’épaissit et les enveloppe complètement. (p.189).

    On le voit : cet entretien avec le chien silencieux, compagnon du héros, permet à Brecht de rassembler de façon synthétique les principaux composants du « point de vue de Schweyk », c'est-à-dire, par exemple :

    • la critique de l’héroïsme (« Si tu veux sauver ta peau en temps de guerre, ne te fais pas remarquer : fais comme tout le monde ; ne joue pas les vedettes. ») ;
    • la critique du mensonge social (« on recommencera à falsifier les pedigrees. ») ;
    • la dérision de l’idéal nazi de la race (bâtardise du chien, « Que veux-tu, les gens, il leur faut des races pures. C’est idiot, mais c’est comme ça. ») ;
    • la morale de la résistance par la soumission (« File doux, jusqu’au moment où tu pourras mordre. ») ;
    • et le thème de l’instabilité des situations historiques (« La guerre n’est pas éternelle. La paix non plus, d’ailleurs. »).

     

C. La viande

A travers l’allusion à Baloun (« Mais avec Baloun, il faudra ouvrir l’œil, Ajax, pour qu’il ne te bouffe pas. »), le chien nous conduit à un autre thème traité de manière grotesque, et lié directement à l’animalité : celui de la viande.

Le motif grotesque de la nourriture est omniprésent dans la pièce. Et la nourriture, ici, c’est presque toujours de la viande, essentiellement veau, côtelette, saucisse ou chien.

On sait que le loulou volé par Schweyk, destiné initialement au chef Bullinger, sera finalement transformé par le soldat en viande à goulache. Ce faisant, Schweyk ne fait que réaliser une potentialité déjà perçue par Baloun au moment de l’enlèvement :

«  BALOUN. – Tu ne veux pas que je la tienne, la saucisse ?

SCHWEYK. – Pour que tu me la bouffes ? Va t’asseoir là-bas, je te dis. «  (p.153).

On hésite beaucoup, au Calice, sur l’identité du loulou transformé en paquet de viande : bœuf ? cheval ? C’est du chien.

«  SCHWEYK. – Mettez beaucoup de piment, pour que ça ait le goût de bœuf. C’est du cheval. (Madame Kopetzka lui lance un regard perçant.) Bon, c’est vrai ! C’est le loulou de Monsieur Vojta. «  (p.165).

Ce loulou, Bullinger le recherche ardemment, et il fait, pour le retrouver, fouiller le Calice de fond en comble. Mais insensible à la métamorphose comme seul peut l’être un SS, il repartira bredouille… avec le chien sous le bras.

«  BULLINGER. – Quant au chien, nous finirons bien par le trouver !
(Il sort, le paquet sous le bras). «  (p.169.

Notons que cette scène se termine par le Chant de la Moldau, qu’illustre en somme parfaitement la destinée du loulou :

«  Tout n’est que changement ; les princes qui gouvernent
Ont beau dresser des plans, leur triomphe a un terme ;
(…) Rien ne peut les sauver, tout n’est que changement. «  (p. 171).

 

D. Le boucher

Le motif de la viande génère une foule d’allusions au boucher, profession très répandue dans la pièce (Hitler n’est pas seul). Ainsi, le chien policier que Schweyk propose initialement à Bullinger est celui d’un boucher de Wreschowitz (p.140) ; le parent qu’il s’invente pour séduire Anna est boucher sur le boulevard à Budweis (« toujours prêt à rendre service ; et il a de la bonne viande. «  (p.153)). Et bien sûr, c’est la profession de boucher qu’exerce le père de Prochatzka, l’amoureux de Madame Kopetzka.

La scène où l’on évoque cette boucherie est particulièrement intéressante, dans la mesure où la viande s’y trouve associée de façon burlesque au discours de l’amoureux transi qu’incarne le jeune Prochatzka [7]. Et c’est en apportant à Madame Kopetzka un kilo de viande volé à la boucherie paternelle que Prochatzka pourra lui prouver son amour et s’ouvrir ainsi les portes de son cœur.

 

Conclusion

Tout au long de la pièce, on se trouve incontestablement dans l’univers de l’animalité grotesque : les hommes empruntent des masques d’animaux (n’est-ce pas là le fond du personnage de Schweyk ?), les animaux sont élevés à la dignité d’hommes, leur étant même, parfois, supérieurs.

Toutes les métamorphoses sont possibles entre êtres vivants. Et tout être vivant est susceptible de se transformer en nourriture [8].

Signalons pour terminer que ce principe de l’animalité bouffonne, de la nourriture préoccupation centrale, s’incarne de façon particulièrement nette dans le personnage de Baloun (Balloon ?), véritable double de l’anti-héros Schweyk, avec lequel il forme couple, et qui n’est pas sans faire penser au Lamme Goedzak de la saga de De Coster [9]. Baloun fait à la fin de la pièce un vibrant éloge de la ripaille, qui conclut une description longue et détaillée :

«  A Pudonitz, quand ma sœur s’est mariée, ils ont fait les choses en grand. Trente personnes, à l’auberge du village (…). De la soupe, et du veau, et de la charcuterie, et du poulet, et deux veaux et deux cochons gras entiers, depuis le museau jusqu’à la queue ; et puis des  boulettes et de la choucroute à  pleins tonneaux, et de la bière pour commencer, et après, de la gnôle. Je me souviens seulement que mon assiette n’était jamais vide. Et après chaque bouchée un plein baquet de bière ou un grand verre d’eau-de-vie par là-dessus. Au moment où ils ont apporté la charcuterie, il y a eu un grand silence, comme à l’église. (…) Quand on mange, on ne pense pas à faire le mal. «  (p.187).

 


 

 

[1] Marielle Silhouette a montré que l’animalité est au cœur du grotesque dans les premières œuvres de Brecht. Cf. le chapitre XI, « Le bestiaire », dans Le grotesque dans le théâtre de Brecht (1913-1926), Berne, Peter Lang, 1996.

[2] Une scène analogue se trouve chez Hasek.

[3] PAVIS, Patrick, Dictionnaire du théâtre, p. 154.

[4] On la retrouve chez Zola, chez Eisenstein, etc. Elle est d’ailleurs présente chez Hasek. « En Europe, les gens marchaient comme du bétail aux abattoirs où les conduisaient – dignes auxiliaires des empereurs bouchers, des rois et des généraux – les prêtres de toutes les religions qui leur donnaient leur bénédiction … «  (Le brave soldat Chveïk, Gallimard, Folio, p. 221).

[5] Comme l’écrit Marielle Silhouette dans le chapitre qu’elle consacre à l’animalité dans les premières pièces de Brecht, «  La conception brechtienne de l’animal est aux antipodes de celle, rationaliste, visant à imposer la supériorité de l’homme et considérant le règne animal comme régression, retour aux bas instincts et à une humanité aveugle. Bien au contraire, l’animal est souvent le signe d’une intelligence supérieure à l’homme, il est plus humain que lui. « ), p. 392).

[6] Schweyk apparaît ici vraiment au terme d’une espèce de parcours initiatique. Il a en quelque sorte maintenant retrouvé l’animalité fondamentale de l’homme. Comme l’indique Marielle Silhouette à propos des expressionnistes, «  Ce n’est que lorsque l’homme (…) aura retrouvé la raison de son animalité, effectuant ainsi la réconciliation avec lui-même, qu’il pourra vivre dans un monde fondamentalement bon, en symbiose avec les autres individus et les autres espèces dans une humanité restaurée. «  (Marielle SILHOUETTE, op.cit ;, p. 391).

[7] On trouve ainsi : « Hier, j’ai emballé le sac à main d’une cliente en croyant que c’était une côtelette, (…) tout ça parce que j’avais la tête ailleurs. «  (p.131). Rappelons que ce thème de la viande a déjà été abondamment traité par Brecht, et de façon analogue, dans Sainte Jeanne des Abattoirs.

[8] C’est ainsi par exemple que l’adjudant Brettschneider se transformera en « radis noir » dans le chant de Baloun (p.151).

[9] En fait, dès ses pièces de jeunesse, comme le signale Marielle Silhouettte, Brecht utilise le « gros » dans une perspective de déconstruction du héros (dans le paragraphe intitulé « Les gros hommes », in Marielle SILHOUETTE, op.cit., p. 342). Brecht vise « à opposer au héros, incarnation de l’idéal, ‘au corps envahi par l’idée ‘, le corps physique, gros, énorme, la ‘viande’. «