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de Frank WEDEKIND
" Les événements aléatoires se superposent donc aux règles de la croissance des cristaux. C'est de là que vient la tension entre ordre et diversité, qui satisfait tant notre sens esthétique. " David George HASKELL, Un an dans la vie d'une forêt, Paris, Flammarion, Libres champs, 2012, p.25.
L'Eveil du Printemps, "tragédie enfantine", raconte l'adolescence, travail d'abandon de l'enfance, séparation d'un monde asexué qu'incarne avant tout, dans la pièce, la figure maternelle.
La pièce présente diverses figures, analogues et différentes à la fois : chaque adolescent vit une aventure qui reflète celle de tous. Chacun la vit à sa manière, et les destins des différents protagonistes finissent par diverger. La forme qui évoque le mieux cette pluralité dans l'unité est la variation. Chaque personnage représente une variation sur le thème de "l'éveil du printemps", en l'occurrence de la découverte de la vie sexuelle.
L'éclatement bourgeonnant de la nature au printemps affecte, dans un même moment chacune des vies qui la composent. Cette multiplicité synchronique d'événements analogues est bien rendue par la structure qu'a choisie Wedekind : ça grouille dans tous les coins, on passe sans transition d'une histoire, d'un drame à l'autre, et les parallèles sont nombreux.
L'histoire de tous ces adolescents est celle de la découverte d'un monde nouveau. Celle-ci se fait dans l'angoisse, et prend la forme d'une initiation : chacun des personnages principaux : Wendla, Moritz, et Melchior, a besoin d'un mentor. Et ni les parents ni les professeurs ne sont à même de jouer ce rôle.
Dans le texte, d'une extrême poésie, de Wedekind, l'initiation et la quête des principaux protagonistes s'exprime à travers quelques métaphores privilégiées, et notamment :
- la métaphore de la nature et des ses cycles. Le printemps, bien entendu, mais aussi plus généralement l'ensemble des saisons,
- la métaphore religieuse,
- l'univers des contes de fées.
- Dans chacun de ces trois univers, le lexique de la coupure ne cessera de traduire la séparation du monde de l'enfance.
Paul KLEE, Rythmen einer Pflanzung, 1925
Quelques formes de l'initiation
Moritz
Dans l'ensemble, l'initiation de Moritz échoue, dans la mesure où il ne parvient pas à s'arracher à l'univers parental. Il reste prisonnier d'une relation duelle.
L'initiation pour lui prend trois formes principales : l'examen, l'exil, le sexe (on pourrait peut-être ajouter : la mort). La métaphore religieuse est très présente dans son cas.
1. La seule forme d'accès au monde adulte qu'il envisage, à la suite de ses parents, est l'examen. Obsédé par ses "devoirs", il est terrifié à l'idée de ne pas accéder à la classe supérieure. Et malheureusement, il n'a pas grand-chose dans la tête. Enfermé dans le monde de ses parents, il vit en permanence dans un univers de dette à leur égard. Une faute terrible pèse sur lui :
" Mes chers parents eussent pu avoir mille enfants meilleurs. Mais c'est moi qui suis venu, je ne sais pas comment, et il faut que je réponde de n'être pas resté où j'étais. " (p.24)
Il est écrasé par la responsabilité qu'il porte.
" Röbel ne se tuera pas. Röbel n'a pas de parents pour lui sacrifier tout. Il peut, s'il le veut, devenir mercenaire, cow-boy, marin. Moi, si je tombe, c'est un coup à tuer mon père, et l'asile de fous pour Maman. C'est trop pour un seul homme. " (p.40)
L'examen est vécu comme un calvaire :
" Avant l'examen, j'ai supplié Dieu de me rendre poitrinaire afin d'éloigner de moi ce calice" (p. 40).
Le monde dans lequel il évolue est aussi un monde de doubles. Moritz est en position de rivalité avec un double, Ernst Röbel, pour l'accès à la classe supérieure. Le nombre de places disponibles ne permettra pas aux deux élèves d'y parvenir, d'où la lutte sans merci qui les oppose.
2. Autre monde auquel Moritz doit avoir accès, le sexe. Autre initiation : C'est Melchior qui en sera le mentor.
Le sexe terrorise Moritz au même titre que l'examen. La pensée d'aborder la question du sexe provoque chez lui une angoisse semblable à "l'angoisse de la mort" (p.23).
Ici encore, utilisation de la métaphore du calvaire :
"un Gethsémani pour moi" (p.23).
Ignorant en matière de sexe, Moritz rejette également la différence des sexes (c'est-à-dire aussi la différence en général : car il n'existe pas non plus de différence entre le désir de ses parents et le sien) : il pense que lorsqu'il aura des enfants, il les fera vivre nus ensemble et se promener tous vêtus de la même tunique. Mais Melchior lui rappelle :
" La question est seulement : si les filles ont des enfants, que faire ? " (p.21)
Son identité sexuelle n'est pas non plus très assurée. Melchior lui reproche : " Tu es comme une fille. " (p.25)[i]. Et lorsque Ilse lui fera des propositions, au bord de la tombe, il laissera échapper l'occasion, avec un commentaire ambivalent (à la fois rassuré et désespéré) :
" (Elle se sauve). MORITZ, seul : Il suffisait d'un mot. (Il crie :) Ilse ! Ilse ! Dieu merci, elle n'entend plus.
Je ne suis pas en train. Pour y faire, il faudrait avoir la tête libre et le cœur joyeux. Dommage, dommage, c'était l'occasion. " (p.62)
On voit qu'ici aussi, l'initiation se solde par un échec, et Moritz opposera nettement la fille de joie qu'est Ilse et son propre chemin de douleurs :
" Hurler ! Hurler ! être toi, Ilse ! Priapial ! Toute conscience perdue ! Cela m'ôte la force ! Cette enfant du bonheur ! Cette enfant du soleil ! Cette fille de joie sur mon chemin de douleurs !... Oh! Oh! " (p.62)
3. Troisième forme possible d'initiation, troisième forme que pourrait prendre pour Moritz la séparation avec les parents : le voyage en Amérique, la fugue (c'est ainsi que l'appelle la mère de Melchior (p.54)). A plusieurs reprises, Moritz fait allusion à un départ possible, à des préparatifs qui n'aboutiront jamais. C'est une fois encore la pensée de papa qui l'empêche de mettre son projet à exécution :
" Et pourquoi nous fait-on passer des examens ? Pour nous faire tomber. (...) Je me sens tout chose depuis Noël. Et le diable m'emporte, si papa n'était pas là, aujourd'hui même je ferais un nœud à mon baluchon et en route pour Altona ! " (20)
Dans la lettre que lui adresse la mère de Melchior (scène 5 de l'acte II), elle lui explique longuement pourquoi elle ne lui donnera pas l'argent nécessaire à son départ (ce départ qu'elle désigne comme perte de la tête, p. 53). Et c'est immédiatement après ce refus qu'interviendra le suicide de Moritz. Le suicide fait donc directement suite à trois échecs initiatiques: échec à l'examen, échec du départ, échec avec les filles.
4. L'initiation, pour Moritz, prendra finalement la forme du suicide. Ou plutôt : c'est l'échec des autres formes d'initiation qui le conduit au suicide. C'est le seul moyen qu'il trouve pour se séparer de l'univers où ses parents sont tout-puissants.
Il semble avoir trouvé après la mort une forme de sérénité. La solution qu'il trouve prend la forme de la distance, de l'humour, et il y trouve une certaine liberté. Dans sa conversation avec Melchior, au cimetière, il plaisante à propos de la vaine agitation des humains. Il a atteint un état qu'il appelle la "sublimité" :
" A mon enterrement, j'étais dans le cortège. Je me suis bien diverti. Là est la sublimité, Melchior! (...) Notre inaccessible sublimité est réellement le seul point de vue d'où l'on puisse digérer cette pourriture. " (p.93)
Le suicidé, le sans-tête, atteint même à une forme de toute-puissance ("Nous pouvons tout." (p.93)), du moins selon ses dires.
Car cette position de retrait, qui n'est pas sans évoquer la situation de l'écrivain (lui aussi prend ses distances, lui aussi montre avec lucidité les travers des hommes), cette position sera finalement dénoncée avec vigueur par l'homme masqué, qui renvoie Moritz à ses limbes lugubres :
" A quoi bon vos vantardises sur la sublimité ? Vous savez pourtant que c'est de la faribole, des raisins trop verts! Pourquoi mentez-vous délibérément, figure de fantôme! " (p.94).
L'homme masqué appelle Melchior à autre chose, et il dénonce impitoyablement l'humoriste :
" Ton ami est un charlatan. (...) L'humoriste sublime est de toute la création la créature la plus pitoyable, la plus déplorable. " (p.95)
Il dénonce la servilité de Moritz par rapport à ses parents, qui l'a finalement conduit au suicide. D'une certaine façon, en se suicidant, il n'a fait qu'accomplir la volonté de ses parents. Moritz finit par comprendre :
" Ma morale m'a jeté dans la mort. C'est pour l'amour de mes chers parents que j'ai employé l'arme meurtrière. " Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement." Par moi, ce commandement a reçu un démenti phénoménal. " (p.96-97).
On le voit : l'histoire de Moritz est donc celle d'une initiation ratée, qui le conduit en fin de compte à la puanteur du cadavre. Ce que montrent les mots par lesquels il clôture la pièce :
" Tout est dans l'ordre, je me recouche sur le dos, je me réchauffe à la pourriture, je souris. " (p.98)
Paul KLEE, Das Lamm [L'agneau], 1920 — " Avant l'examen, j'ai supplié Dieu de me rendre poitrinaire afin d'éloigner de moi ce calice " (Moritz, p. 40).
Wendla
"Chaque fois que je m'éveille, je vois mère qui pleure. Oh! que cela me fait mal, tu ne peux pas savoir, Ina! " (p.84)
Il y a trois morts dans L'Éveil du Printemps : Moritz, Wendla, et l'enfant de Wendla. On trouve donc au moins un élément commun à Moritz et à Wendla : l'issue tragique de leur histoire. Melchior les croise d'ailleurs tous les deux au cours de son errance dans le cimetière : c'est après s'être arrêté devant la tombe de Wendla qu'il rencontre le fantôme de Moritz.
Nous tâcherons de distinguer ce qui rapproche et ce qui sépare l'histoire de Wendla de celle de Moritz.
Nous commencerons par présenter les formes que prend chez elle le rite de passage, puis nous examinerons les circonstances de l'échec de sa quête.
Trois formes du passage de l'enfance à l'adolescence
1. La première marque du passage à l'adolescence est l'allongement de la robe. Elle se manifeste dès la première réplique de la pièce :
" WENDLA : Pourquoi m'as-tu fait la robe si longue, mère ?
Mme BERGMANN : Tu as quatorze ans aujourd'hui!
WENDLA : Si j'avais su que tu me ferais la robe si longue, j'aurais mieux aimé ne pas avoir quatorze ans. " (p.17)
Présenté par la mère, le passage à l'adolescence se manifeste donc non pas par un surcroît de plaisir, mais par une entrée dans la morosité lugubre du monde des adultes (la robe est appelée "robe de pénitence" (p.18). C'est ce que Wendla refuse, et dès les premières lignes du texte, on comprend que c'est ce refus qui l'empêchera d'accéder à l'univers des adultes. Ce sont les adultes eux-mêmes qui constituent l'obstacle principal à la réussite de l'opération d'initiation. Wendla pressent déjà qu'elle ne grandira pas.
" Mme BERGMANN : Qui sait comme tu seras quand les autres auront grandi.
WENDLA : Qui sait, peut-être que je n'y serai plus. " (p.18)
Plus tard, Mme Bergmann formulera à son tour cette idée qui constitue sans doute son désir profond à l'égard de sa fille :
" Enfant tu es, enfant tu resteras! (...) Ce sera merveille si tu atteins un jour l'âge de raison. J'ai cessé d'y compter. " (p.47)
La robe, finalement, ne sera jamais allongée. Juste avant que Wendla ne parte à la rencontre de Melchior, dans la forêt, sa maman s'inquiétera une fois encore :
" Ta petite robe devient vraiment trop courte, Wendla! (...) Je te coudrai, à l'occasion, un volant au bas, large d'une main. " (p.49)
2. Deuxième forme que prend l'initiation, dans le cas de Wendla : le savoir, et plus exactement le savoir sur le sexe. Sa curiosité la rapproche, une fois encore de Moritz, mais la volonté de savoir est quand même très différente chez elle, puisque Moritz est terrifié à la pensée de ce qu'il pourrait découvrir, alors que la curiosité de Wendla est sans cesse teintée de joie de vivre. Elle a "une furieuse envie de savoir" (p.46).
C'est sa mère qui se charge de son éducation sexuelle, et elle tâche à tout prix de la maintenir dans le non-savoir. Comme tous les parents de la pièce, la mère ne sera qu'une parodie d'initiateur. C'est ce que montre bien la scène de la cigogne (acte II, scène 2) , dans laquelle Mme Bergmann apprend à Wendla la naissance de son neveu.
Wendla interroge très sérieusement sa mère pour savoir si la cigogne "est entrée par la fenêtre ou descendue par la cheminée". Devant la réponse évasive de la mère, Wendla aura une répartie dans laquelle l'allusion sexuelle est assez évidente :
" Et si je demandais plutôt au ramoneur ? Le ramoneur doit bien savoir, lui, si ça vole ou non dans les cheminées. " (p.46) ;
une répartie qui, du reste, effarouche complètement la mère :
" Non, pas le ramoneur, mon enfant ; pas le ramoneur! " (p.46)
Et quelques répliques plus loin, Wendla mettra sa mère au pied du mur :
" Tu ne t'attends tout de même pas sérieusement à ce qu'avec mes quatorze ans, je croie encore à la cigogne. " (p.47)
Les questions de l'ingénue (on pense à l'Agnès de L'École des Femmes) désarçonnent complètement la mère ("Est-ce quelque chose de vilain, si tout le monde s'en réjouit?" (p.47)), et on assiste alors à une séance d'instruction hilarante, où la mère explique que, pour faire des enfants, on doit aimer "de tout son cœur" l'homme avec lequel on est mariée, et conclut en faisant allusion explicitement à une épreuve :
" Tu sais maintenant quelles épreuves t'attendent! " (p.49)
Wendla, un peu déçue ("Et c'est tout ?") prend alors son petit panier et s'en va chez sa grande sœur. Elle ne part pas chez le ramoneur, mais demande quand même à maman s'il faut passer. chez le boucher. Nouveau refus de la mère. C'est une scène plus loin qu'elle rencontrera Melchior, son véritable initiateur.
3. La rencontre avec Melchior.
Il est intéressant d'observer les circonstances de cette rencontre, et en particulier le lieu.
La première rencontre a lieu dans la forêt (acte 1 scène 5). Ce lieu, comme beaucoup d'éléments en rapport avec l'histoire de Wendla, évoque l'univers du conte de fées. La forêt est bien ici ce lieu extérieur à la société où se font les rencontres étranges et dangereuses. Pour Wendla, Melchior est un peu le loup du Petit Chaperon Rouge.
Ce conte sera à nouveau évoqué à propos de la deuxième rencontre. En effet, lorsque Mme Bergmann et sa fille se séparent après la conversation sur les cigognes, Wendla quitte sa mère avec sa petite robe et son petit panier, pour aller chez sa sœur, où elle doit recevoir du chocolat et des gâteaux. C'est en chemin qu'elle rencontrera Melchior.
Lors de la première rencontre, Wendla est bien à la recherche de quelque chose.
" Je cherchais de la reine des bois. Maman veut faire de la tisane de printemps. Elle voulait venir avec moi, mais au dernier moment Tante Bauer nous a rendu visite, et elle n'aime pas quand ça monte. Alors, je suis venue toute seule. " (p.34)
Cette recherche, on le voit, elle doit la faire seule : sa mère, ici, malgré son désir, ne peut l'accompagner. C'est l'arrivée d'une autre femme, la Tante Bauer, qui l'en empêche. Wendla quitte donc l'univers des femmes pour partir à la rencontre de Melchior dans ce lieu hostile qu'est la forêt. On voit bien la dimension symbolique de cette recherche. Ajoutons qu'elle recherche de la reine des bois, parce que sa mère veut faire de la tisane de printemps (dans la pièce, le printemps, c'est évidemment la sexualité), et qu'au moment de sa rencontre avec Melchior, elle se sera égarée dans la forêt : c'est lui qui l'aidera à s'y retrouver.
" Pour le moment, je cherche un peu à m'y retrouver. J'ai dû me perdre. " (p. 34)
Melchior exerce donc bien une fonction d'initiateur par rapport à Wendla.
Paul KLEE, Tief im Wald [Dans la forêt profonde], 1939 — " Pour le moment, je cherche un peu à m'y retrouver. J'ai dû me perdre. " (Wendla, p. 34 ).
L'impossibilité de naître
Finalement, la séparation de Wendla par rapport à l'univers enfantin des femmes ne pourra pas s'effectuer. Remarquons à ce propos qu'à l'exception de ses rencontres avec Melchior, Wendla ne vit jamais qu'au contact des femmes. On ne parle jamais de son père, ni du mari de sa Tante, ni du mari de sa sœur. On la voit parler avec ses amies, avec sa mère, et la dernière réplique où elle intervient concerne Madame Schmidt, dont on saura plus tard qu'elle est l'avorteuse.
Lorsqu'elle quitte pour la dernière fois sa sœur, elle est malade, mais n'a pas encore renoncé au printemps et aux garçons :
" Au revoir, Ina. Apporte-moi des primevères quand tu reviendras. Adieu! Bonjour aux garçons de ma part. " (p.85)
Mais Wendla, au bout du compte, sera donc reprise par cet univers des femmes, ce qui la conduira à la mort.
Il est intéressant d'observer le cheminement de la conversation qu'elle a avec sa mère à la fin de la scène 5 de l'acte III. On y assiste à une lutte entre la mère et la fille, à une conquête ardue de la vérité par Wendla, ce dont témoigne bien la rigoureuse construction du dialogue, les mots étant sans cesse repris d'une réplique à l'autre (notamment le mot consomption : la mère et le médecin affirment que Wendla est malade de consomption, et Wendla refuse ce diagnostic). Les deux femmes se heurtent à coup d'affirmations péremptoires, mais Wendla parviendra à arracher la vérité à sa mère, qui finit par s'exclamer :
" Tu ne vas pas mourir, mon enfant! Tu n'as pas d'hydropisie. Tu as un enfant, ma fille! Tu as un enfant! " (p.86)
Une fois obtenue sa part de vérité, Wendla affirmera pourtant clairement à sa mère qu'elle n'a pas quitté son orbe :
" Je n'ai aimé en ce monde aucun être que toi, mère. " (p.86)
C'est immédiatement après cet aveu qu'arrive Madame Schmidt : la mère fait d'abord semblant de ne pas l'entendre, puis la fait entrer, sans que Wendla sache pourquoi on la fait entrer.
" WENDLA : Je l'ai entendu très distinctement. Qui est dehors ?
Mme BERGMANN : Personne... La mère Schmidt, de la rue du Jardin. Vous arrivez bien, mère Schmidt. " (p.87)
Réintégrer l'univers de la mère conduira Wendla, et son enfant, à la mort : Wendla est elle-même l'enfant avorté, dont dès le début de la pièce nous savons qu'il n'atteindra pas l'âge de raison. Wendla, comme Moritz, s'est en quelque sorte sacrifiée à la vérité de ses parents. Ou en tout cas, elle n'a pas pu affirmer sa propre vérité. C'est ce qu'indique avec un cynisme tragique l'inscription de sa pierre tombale, déchiffrée par Melchior :
" Ici repose en Dieu
WENDLA BERGMANN (...)
morte de consomption (...) " (p.91)
Morte de consomption : c'est donc bien la mère qui aura eu le dernier mot.
Moritz et Wendla racontent l'histoire de deux initiations avortées.
Martha
Quelques mots à propos de ce personnage dont l'aventure manifeste, d'une autre manière imagée, comment peut s'effectuer la séparation de l'univers des adultes.
Trois éléments de son histoire sont intéressants de notre point de vue.
- Devenir adolescente, se séparer de ses parents, c'est pour elle se voir couper quelque chose, en l'occurrence les cheveux. Cela implique une réaction violente des parents.
- Ce sont ses amies qui effectueront ce geste de séparation (et non les parents).
- Elles le feront au cours de religion. Cette circonstance manifeste bien la parenté que l'on retrouve dans toute la pièce entre l'univers de l'oppression parentale et la religion. Wendla précise même que l'opération aura lieu "pendant que tu réciteras "Bienheureux celui qui n'est pas égaré" " : façon de dire que l'errance est la marque de celui qui est passé par l'initiation.
Voici le passage concerné.
" THEA : Ta natte s'en va, Martha, ta natte s'en va!
MARTHA : Peuh! Laisse-la faire! Je subis jour et nuit ses agaceries. Porter les cheveux courts, comme toi, je n'ai pas le droit, les cheveux au vent, comme Wendla, pas le droit, un catogan, pas le droit, et à la maison, il faut que je sois toujours toute coiffée - pour l'amour de mes tantes!
WENDLA : Demain, je viens au cours de religion avec une paire de ciseaux, et pendant que tu réciteras "Bienheureux celui qui n'est pas égaré", je te les couperai.
MARTHA : Pour l'amour de Dieu, non, Wendla! Ou Papa me bat comme plâtre, et Maman m'enferme trois nuits dans le trou à charbon. " (p.21)
Melchior
Melchior est incontestablement le héros de la pièce. Des trois personnages importants, lui seul reste vivant au terme de l'aventure. Lui seul connaît une initiation que l'on peut dire complète, passant par une succession d'épreuves dont il sort finalement grandi. Moritz est pour lui une espèce de double dégradé, et les autres personnages masculins sont en quelque sorte des faire-valoir, même s'ils sont relativement individualisés.
Il passe évidemment par un certain nombre d'échecs. Ainsi, exerçant par rapport à Moritz et à Wendla la fonction d'initiateur, la séparation qu'il tâche d'effectuer entre ses deux amis et l'univers de la famille finit par échouer, puisque comme nous l'avons vu, tous deux sont repris par la toute-puissance de la famille.
Nous examinerons d'abord ses principaux traits de définition, puis nous nous demanderons en quoi consiste son initiation, à partir principalement de son entretien avec l'homme masqué.
Quelques traits de caractère
La pièce insiste beaucoup sur le fait que Melchior est athée. C'est un aspect de sa personnalité qui provoque l'admiration de Wendla :
" Et tu t'imagines, Melchi Gabor m'a dit un jour qu'il ne croyait à rien, ni Dieu, ni au-delà, ni plus rien de ce monde. " (p.30)
On sait que dans la pièce, la religion est systématiquement présentée comme un des rouages de l'ordre incarné par les parents et les professeurs.
Melchior est un garçon intelligent : bon élève, il est de tous les adolescents le plus familier du monde des livres : il lit, il philosophe, il discute les auteurs, il écrit aussi, et notamment le cahier d'initiation sexuelle destiné à Moritz.
L'athéisme de Melchior et son intelligence acérée font de lui une figure de libre penseur : beaucoup de ses comportements ont un effet de remise en cause de l'ordre établi. Bon élève, ses professeurs ne comprennent pas qu'il fraie avec Moritz ; il ose contester le jugement des professeurs dans la salle de délibération ; au pénitencier, il cherche immédiatement un moyen de s'évader, etc.
Son nom peut être interprété dans cette perspective : Melchior, évoque les rois mages de la Bible : savant, courageux, et prêt à tout abandonner pour partir à la recherche de la lumière. Le voyage en quête de vérité : telle est bien, sans doute, la caractéristique essentielle de ce personnage. Et l'homme masqué figure en quelque sorte l'étoile à la suite de laquelle le héros va se mettre en marche[ii].
Melchior et l'homme masqué
Par rapport à Melchior, l'homme masqué fait office de mentor. C'est lui qui le guidera sur le chemin de la vérité où Melchior s'engage à l'issue de la pièce. Pour mieux comprendre son message, il est nécessaire de présenter brièvement la structure de la dernière scène.
Elle comporte trois parties (plus un bref épilogue avec la dernière intervention de Moritz).
La première partie est constituée d'un long monologue de Melchior, qui fait le point et s'accuse de la mort de Wendla. La deuxième partie commence avec l'arrivée de Moritz, qui explique sa situation présente. Dans la troisième partie, l'homme masqué dialogue avec les deux adolescents et finit par emmener Melchior : "Viens, enfant!" seront ses derniers mots avant que Moritz ne reste seul sur la scène.
Ce découpage en trois parties produit un effet très réussi de mise en cause de toute position de confort.
La première partie consiste essentiellement à poser les questions. Melchior est parvenu à s'échapper du monde carcéral où l'ont placé les adultes. Poursuivi par les autres qui le cherchent dans les bordels, c'est dans un cimetière qu'il se réfugie, pour "savoir où il en est" (p.89). C'est à la mort qu'il vient demander réponse à ses questions.
Perdu, loin du monde des adultes, il est un peu comme Wendla au moment où elle arrive dans la forêt avant sa rencontre avec Melchior. Il n'est pas du tout sûr d'avoir choisi la bonne voie. Il hésite même à retourner chez les adultes (au pénitencier) :
" Me voici suspendu sur l'abîme, toutes choses enfuies, en allées. Oh! que ne suis-je resté là-bas! " (p.90)
Prêt à basculer dans la folie, il se sent épouvantablement coupable, coupable de la mort de Wendla.
" Et c'est moi qui l'ai tuée. C'est moi qui l'ai tuée! Il me reste le désespoir. Je n'ai pas le droit de pleurer ici. N'approche pas d'ici!
Va-t'en! " (p.91)
L'arrivée de Moritz apparaît alors comme une sorte de promesse de délivrance. Moritz pourra peut-être apporter la paix à son camarade. La deuxième partie de la scène fournit ainsi une réponse, que l'on pourrait qualifier de classique, aux questions que se pose Melchior. C'est la réponse que souvent propose la littérature, ou le théâtre : distance, ironie, mise en évidence du perpétuel jeu de masques qui agite l'espèce humaine. Moritz propose à son ami le théâtre comme solution. Voici l'extrait :
" A présent je pénètre si clairement la tromperie qu'il ne reste même pas l'ombre d'un nuage. (...)
Nous (les morts) voyons l'empereur trembler devant des chansons de rue et le lazzarone devant les trompettes dernières. Nous ignorons le masque du comédien et découvrons celui qui est comblé même dans son dénuement, et dans ses difficultés, dans son accablement, le capitaliste. Nous observons les amants et les voyons l'un devant l'autre rougir de deviner ce qu'ils sont : des trompeurs trompés. Les parents, nous les voyons mettre les enfants au monde pour pouvoir leur crier : comme vous êtes heureux d'avoir de tels parents, et nous voyons les enfants aller et faire de même. " (p.92)
Etc. etc. Peut-on aller plus loin dans la lucidité ? Non, pense à ce moment le spectateur. La solution qui s'offre à Melchior consiste à choisir la position du mort, et il est à ce moment très près de donner la main à Moritz.
C'est alors qu'arrive l'homme masqué, qui proposera à Melchior une formule bien différente de celle de Moritz.
L'homme masqué est extrêmement sévère à l'égard de Moritz, qu'il vouvoie (alors qu'il tutoie Melchior) et présente comme un charlatan :
" Pourquoi mentez-vous délibérément, figure de fantôme ? (...) Ton ami est un charlatan. " (pp.94-95)
Qui est l'homme masqué ? Melchior pense d'abord qu'il pourrait s'agir de son père. Ce n'est pas le cas, mais il exerce cependant une fonction analogue. L'homme masqué n'est pas un père sévère comme l'est le vrai père de Melchior, mais c'est indiscutablement un guide pour le jeune homme :
" Je t'ouvre le monde. Tu as momentanément perdu l'équilibre par ton état misérable. " (p.95)
Il dénonce clairement les coupables de la mort de Wendla :
" Autant te le dire. La petite était partie pour enfanter le mieux du monde. Elle était d'une parfaite constitution. Elle a malheureusement succombé aux manœuvres abortives de la mère Schmidt. " (p.95),
puis invite Melchior à le suivre :
" Je te conduirai parmi les hommes. Je te donnerai d'élargir ton horizon, fabuleusement. Je ferai de toi le familier sans exception de toutes les choses intéressantes. " (p.95)
A ce moment, Melchior se trouve dans l'errance, dans le non-savoir, dont il accepte les incertitudes. Il renonce à toute position de confort, y compris celle de l'ironie. Il va suivre l'homme masqué, ce guide dont il ne sait pas qui il est, - et il accepte de ne pas le savoir.
" Où cet homme m'emmène, je ne le sais pas. Mais c'est un homme... " (p.97)
Un homme, c'est-à-dire : ni dieu ni diable. C'est lui-même qui finira par expliciter la position dans laquelle se trouvent Melchior et Moritz :
" Dans le fond, chacun sa part, vous, la conscience apaisante de ne posséder rien, - toi le doute débilitant à propos de tout. " (p.98)
Là où se trouve maintenant Melchior, là règne le doute.
Observons pour terminer : que c'est en ce point, très exactement, que se trouve le spectateur à la fin de la pièce.
Déstabilisé par l'homme masqué, son initiation est achevée : s'il a pu, lui spectateur, adopter un moment la position du fantôme Moritz (mépris et ricanement) à l'égard du monde grotesque des parents, il comprend maintenant que s'en tenir là conduit à tenir un discours d'homme sans tête, de "charlatan" (c'est-à-dire avoir la conscience apaisante de ne posséder rien). Lui reste alors à suivre la voie incertaine du "doute débilitant à propos de tout".
Il sait peut-être, en partie, où se trouve le mensonge. Mais la vérité... Pour partir à sa recherche, le spectateur de L'Éveil du Printemps ne peut maintenant que s'engager inquiet, incertain, à la suite de l'homme masqué.
Paul KLEE, Woher ? Wo ? Wohin ? [D'où ? Où ? Vers où ? ] , 1940. — " Où cet homme m'emmène, je ne le sais pas. Mais c'est un homme... " (Melchior, p.97).
Conclusion
L'Éveil du Printemps raconte de façon polyphonique les souffrances qu'éprouvent les adolescents dans leur travail de séparation d'avec le monde de l'enfance (c'est-à-dire de la soumission aux adultes). Printemps cruel : deux personnages, Moritz et Wendla en meurent, repris par l'univers des parents, et Melchior, le héros, n'en sort pas indemne, loin de là.
L'Éveil du Printemps raconte une histoire d'adolescence. Mais nous venons de le voir : cette séparation est celle que tout homme est tenu d'accomplir sa vie durant.
En ce sens, Melchior évoque bien celui qu'on peut considérer comme un de ses modèles, Hamlet. "Être ou ne pas être", la fameuse question que se pose le héros de Shakespeare est bien celle à laquelle Melchior se trouve lui aussi confronté dans la dernière scène. Comme Hamlet, il se retrouvera dans le cimetière face à la tombe de celle qu'il a aimée et qui est morte trop jeune : Wendla-Ophélie. Les deux pièces proposent une méditation cruelle sur le mensonge, la culpabilité et la mort. Et toutes deux mettent en évidence la solitude extrême du héros assoiffé de vérité.
Constituant un désaveu impitoyable du monde adulte, la pièce de Wedekind est tout aussi sévère que celle de Shakespeare envers l'ordre établi. Mais son issue est sans doute moins naïvement optimiste : on peut douter en effet qu'un nouvel ordre social puisse naître de l'action de Melchior.
Bibliographie
Frank WEDEKIND, L'Éveil du printemps, Paris, Gallimard, coll. "Le manteau d'Arlequin", 1974.
[i] Il se prend d'ailleurs lui-même, d'une certaine façon, pour une fille. Cfr par exemple son commentaire de l'histoire de la reine sans tête :
" Quand je vois une fille, je la vois sans tête – et alors moi-même, tout à coup, je me fais l'effet d'être une reine sans tête. Mais peut-être quand même qu'on m'en fichera une, de tête. " (p.41).
[ii] Signalons pour terminer que Melchior est un personnage très intéressant à observer en ce qui concerne l'espace. Il y aurait beaucoup à dire sur les lieux qui lui sont associés : la chambre, la forêt, le grenier à foin, l'école (la salle des délibérations), la prison et le cimetière.