« Die seeräuber-Jenny » : le "Se vuol ballare" d'une lumpenprolétaire
" La povera ragazza E' pazza, amici miei ; Lasciatemi con lei, Forse si calmerà "
Don Giovanni, dans Don Giovanni, Mozart-Da Ponte, Acte I sc.12 ("Non ti fider, o misera")
Chanté par Polly Peachum le jour de son mariage clandestin, Das lied der seeräuber Jenny – le song de Jenny des pirates – évoque le jour de vengeance des humiliés, dans une apocalypse d’ultra-violence. Aux hommes ("Meine Herren") qui se rient d’elle, Jenny, femme et prolétaire, chante le grand soir qui verra, par le feu et le sang, sa prise de pouvoir sur la ville :
« Ce jour-là, vers midi, quel silence sur le port,
Quand on me demandera qui mourra.
Et vous m’entendrez dire : « Tous ! », et faire
A chaque tête qui tombera : « Hop-là ! »
HISTOIRE DU TEXTE
Intégré à L'opéra de quat'sous en 1928, ce song a été écrit vraisemblablement deux ans auparavant, en1926. L'actrice Carola Neher l'avait interprété fin 1926 lors d'un cabaret.
LE CONTENU
Le chant raconte la vengeance de Jenny-la-soumise sur la ville qui la rejette, - « Vous ne savez pas qui je suis ». Cette vengeance sera impitoyable : quand viendront les pirates, ceux qui aujourd'hui se moquent d'elle ne riront plus. Personne ne sera épargné ; et Jenny, avant de s'embarquer avec les pirates, s'esclaffera (« Hopla ») à chaque tête qui tombera.
« Hopla !... » (Song n° 6 - Acte 1, Tableau 2) – Luca Pisaroni chante l’air « Se vuol ballare »
des Nozze di Figaro (mise en scène Jean-Louis Martinoty)
UN ASPECT DE LA STRUCTURE DU SONG
L'anaphore est ici une figure-clé.
Répété plus de 40 fois dans le song, « Und » revient 28 fois en tête de vers ("Und Sie" : 3 fois, "Und man" : 7 fois).
Plus largement, la répétition est omniprésente. Ainsi, « wird/werden » (futur/passif) connaît plus de 20 occurrences.
En plus du refrain proprement dit, chaque vers entre dans un système de récurrence de strophe en strophe :
Par exemple :
Vers 5
Und Sie wissen nicht, mit wem Sie reden. (str 1)
Und Sie wissen immer noch nicht, wer ich bin (str 2)
Und man fragt "Wer wohnt Besonderer darin?" (str 3)
Und mich fragen, welchen sollen wir töten ? (str 4)
Vers 6
Aber eines Abends wird ein Geschrei sein am Hafen (str 1)
Aber eines Abends wird ein Getös‘ sein am Hafen (str 2)
Und in dieser Nacht wird ein Geschrei um das Hotel sein (str 3)
Und an diesem Mittag wird es still sein am Hafen (str 4)
Vers 7
Und man fragt, was ist das für ein Geschrei ? (str 1)
Und man fragt : Was ist das für ein Getös‘ ? (str 2)
Und man fragt "Warum wird das Hotel verschont?" (str 3)
Wenn man fragt : Wer wohl sterben muss (str 4)
Vers 8
Und man wird mich lächeln sehn bei meinen Gläsern (str 1)
Und man wird mich stehen sehen hinterm Fenster (str 2)
Und man wird mich sehen treten aus der Tür gen Morgen (str 3)
Und dann werden Sie mich sagen hören : Alle! (str 4)
L’effet produit est celui d’une marée d’images et de mots entremêlés, dans un continuel ressassement.
Le song de Jenny est un songe ("traüme eines küchenmädchens"), un fantasme de triomphe et de révolte, infiniment rejoué comme par un enfant malheureux/un simple d'esprit.
Voir le relevé des anaphores et répétitions dans le song de Jenny des Pirates.
L'ÉNONCIATION
Dans une grange, le jour de son mariage avec le pirate Mackie, Polly propose un petit spectacle, une mise en scène, dont le but est d’égayer l’assistance. Elle va jouer le rôle d’ «une fille que j’ai vue un jour dans une de ces petites tavernes à quatre sous [vier-penny-kneipen]) de Soho». Et cette jeune fille chantera son rêve de revanche sur la ville.
C’est évidemment aussi sa propre histoire rêvée, que Polly racontera à travers la fille de cuisine.
LE CADRE
– Polly pose soigneusement le cadre du song avant de se mettre à chanter.
Elle installe l’énonciation, et commence par prendre à partie les hommes de Mackie, qui auront un rôle à tenir dans la mise en scène, – le public joue dans la pièce (et Polly est aussi metteur en scène).
– Elle raconte la fille docile, et le petit comptoir crasseux ;
– le bac à vaisselle, et le torchon pour essuyer les verres ;
– Et autour de la fille qui chante sa rengaine d’humiliée : des messieurs qui se moquent d’elle. " Alors Jenny, ton bateau, quand est-ce qu’il arrive ? "
UN SONG
- Le chant est introduit par une didascalie : " Éclairage de song : lumière dorée. L’orgue s’illumine. Trois lampes descendent des ceintres au bout d'une perche, et on lit sur les panneaux : Seeräuber-Jenny. "
- Lire une présentation de l'aspect musical dans ce song.
QUI CHANTE ?
- Dans la mise en scène de Polly, Jenny est comme elle une fiancée, « die Seeräuberbraut », la fiancée du pirate.
- Une fille de cuisine : la dernière des derrières, une lumpenprolétaire (« Und sie sehen meine Lumpen und dies lumpige Hotel »), coincée dans sa cuisine, qui prend à partie les hommes et leur domination.
- Tout le monde se moque d’elle, – elle est une espèce de simple d’esprit – figure de « sot » dans la terminologie de Bakhtine –, qui rêve sa royauté future.
CABARET DANS L'OPÉRA : LE SONGE COMME MISE EN ABYME
Jenny la pirate, le personnage qu'interprète Polly, est une artiste, une lumpen-cantatrice. Et ce dénouement triomphal qu’elle imagine, ce jour du couronnement dont elle brosse le tableau, fait de son chant de quat'sous un air d’opéra pour gueux.
On se trouve en fait en présence d’un dispositif narratif très shakespearien, où se multiplient emboîtements et reflets.
Dans le spectacle que nous donnent Brecht et Weill, le public assiste au mariage de la fille du roi des mendiants. La cérémonie a lieu dans une écurie. [1].
A l'occasion de cette cérémonie, la mariée va provoquer ses invités en leur jouant un petit spectacle, son Meurtre de Gonzague à elle,
dont l’héroïne est une fille de cuisine, laquelle, – dans un caboulot minable et sur la demande de ses clients, donne un petit spectacle.
Où la folle joue son Hamlet, et se moque de ce public de quat'sous, en lui chantant : oui, la vengeance, un jour, viendra.
Tout ce réseau de relations emboîtées (le cabaret dans le mariage dans l’opéra) pourrait être schématisé de la façon suivante :
Raillerie, Révolte, Vengeance : |
||
La fille de cuisine ℜ |
Les clients du cabaret |
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≈ Polly ℜ |
Mac et ses hommes |
|
≈ Figaro/Suzanne ℜ |
Le Comte Almaviva (Se vuol Ballare) |
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≈ Hamlet ℜ |
L’usurpateur Claudius |
|
≈ Brecht/Hauptmann/Weill ℜ |
|
[1] Remarquons que ce mariage aux allures de révolte, par bien des aspects en évoque un autre : celui de la soubrette Suzanne et du valet Figaro, dans Les Noces de Figaro.
Le charmant factotum sait lui aussi exercer ses talents de metteur en scène, en faisant ballar il signor contino. Comme il le fait par exemple dans la scène de l'abolition du "droit féodal", et le choeur Giovani liete, fiori spargete davvant’il nobile nostro signor. (acte I, scène 8).
GRAND ART ET GAMINERIES : LES RÉACTIONS APRÈS LE CHANT
– Le commentaire de Mackie est absolument ambigu.
– Dès le song achevé, il rend justice à l’artiste. Face à ses hommes, qui se contentent de trouver ça "gentil" (culinaire ?), il prend la défense de Polly : « C’est du grand art, ce n’est pas gentil ! » (une fois de plus, l'homme du monde fait la leçon à ses hommes en matière de goût).
– Mais il n’en censure pas moins sa femme, réaffirmant durement la domination masculine : " Je n’aime pas du tout ces mômeries. A l’avenir, tu voudras bien t’abstenir. "
– Mac fait œuvre ici, en quelque sorte, de critique bourgeois (on dirait presque qu'il adresse à Brecht et Weill sa critique de L'opéra de quat'sous).
RÉVOLTE
Porté par la figure hors-norme de la fille de cuisine, ce song évoque le thème de la révolte sous plusieurs de ses aspects : rejet de la Famille, révolution sociale, rébellion féministe, négation de l’ordre par la poésie, provocation de la censure masculine et bourgeoise.
Jenny-des-pirates chante tout à la fois :
- La révolte d’une prolétaire contre la société (« la ville »), le soulèvement des gueux.
- La révolte du bouc émissaire que l’on harcèle et dont on se rit. (Polly insiste : « Et il faut que vous sachiez que tout le monde se moquait d’elle », p.25 ; Et Jenny : « Vos rires cesseront », p.27).
- La révolte d’une femme contre le pouvoir des hommes (Polly : « Là où vous êtes étaient assis les messieurs qui se moquaient d’elle », p.27 ; Jenny : "Meine Herren" (deux fois); « Ils prendront un de vos frères », p.28, strophe 4).
A travers celle qui le chante – Polly Peachum –, le song exprime également
- La révolte contre les dogmes familiaux. L'histoire que raconte Jenny-des-pirates, c'est celle de Polly elle-même : sa rébellion romantique et violente contre les valeurs de sa famille, incarnées par Peachum le Père (rébellion qu’exprime à lui seul le fait de ce mariage clandestin, avec un homme réprouvé par son père, – puisque c’est un pirate, Mackie le räuber, que Polly a choisi comme époux).
- La provocation contre la censure et son porte-parole autoritaire le Mari, Mackie.
- La poésie comme défi, comme désaveu de la réalité sociale (l'exploitation de l'homme par l'homme). Jenny des Pirates est une Fleur du Mal (et ce chant de la révolte est aussi infiniment poétique).
En résumé : à travers le song de Jenny des Pirates et l'usage magistral qu'il y fait de la mise en abyme théâtrale, Brecht réfléchit les relations multiformes entre l'art et l'organisation sociale (l'"ordre établi"), rejoignant par là plusieurs oeuvres-phares du répertoire européen, dont par exemple Hamlet (Shakespeare) ou Le mariage/Les Noces de Figaro (Beaumarchais/Mozart-Da Ponte),
L'anti-Jenny des pirates : George GROSZ (in Die räuber, Berlin, Malik Verlag, 1922) :
« Gottes sichtbarer Segen ruht auf uns (Schiller) » ("La bénédiction visible de Dieu repose sur nous (Schiller
Lire le texte du song, en allemand et en anglais
Le texte allemand :
Meine Herren, heute sehen Sie mich Gläser abwaschen
Und ich mache das Bett für jeden.
Und Sie geben mir einen Penny und ich bedanke mich schnell
Und Sie sehen meine Lumpen und dies lumpige Hotel
Und Sie wissen nicht, mit wem Sie reden.
Und Sie wissen nicht, mit wem Sie reden.
Aber eines Abends wird ein Geschrei sein am Hafen
Und man fragt "Was ist das für ein Geschrei?"
Und man wird mich lächeln sehn bei meinen Gläsern
Und man sagt "Was lächelt die dabei?"
Und ein Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird liegen am Kai.
Man sagt "Geh, wisch deine Gläser, mein Kind"
Und man reicht mir den Penny hin.
Und der Penny wird genommen, und das Bett wird gemacht!
Es wird keiner mehr drin schlafen in dieser Nacht.
Und sie wissen immer noch nicht, wer ich bin.
Und sie wissen immer noch nicht, wer ich bin.
Aber eines Abends wird ein Getös sein am Hafen
Und man frag "Was ist das für ein Getös?"
Und man wird mich stehen sehen hinterm Fenster
Und man fragt "Was lächelt die so bös?"
Und das Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird beschiessen die Stadt.
Meine Herren, da wird ihr Lachen aufhören
Denn die Mauern werden fallen hin
Und die Stadt wird gemacht dem Erdboden gleich.
Nur ein lumpiges Hotel wird verschont von dem Streich
Und man fragt "Wer wohnt Besonderer darin?"
Und man fragt "Wer wohnt Besonderer darin?"
Und in dieser Nacht wird ein Geschrei um das Hotel sein
Und man fragt "Warum wird das Hotel verschont?"
Und man wird mich sehen treten aus der Tür gehn Morgen
Und man sagt "Die hat darin gewohnt?"
Und das Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird beflaggen den Mast
Und es werden kommen hundert gen Mittag an Land
Und werden in den Schatten treten
Und fangen einen jeglichen aus jeglicher Tür
Und legen ihn in Ketten und bringen vor mir
Und mich fragen "Welchen sollen wir töten?"
Und an diesem Mittag wird es still sein am Hafen
Wenn man fragt, wer wohl sterben muss.
Und dann werden Sie mich sagen hören "Alle!"
Und wenn dann der Kopf fällt, sage ich"Hoppla!"
Und das Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird entschwinden mit mir.