- Dans quels tableaux, et dans elles songs, intervient-il ?
- Le thème des Songs où intervient Peachum
- Montage : les constituants du personnage Peachum
- Un tableau
- Un autre tableau
Dans quels tableaux, et dans quels songs, Peachum intervient–il ?
I,1 Avec Filch et Célia Peachum
- Choral Matinal (n° 3)
- Adresse au Public
- Discours sur l’entreprise, engagement de Filch
- Vie privée : il apprend la relation de Mac et Polly
- Song d’Au lieu de (n° 4)
I, 3 Avec Célia et sa fille Polly
- Vie privée : il apprend le mariage de Polly.
- Entreprise : il réprime la contestation des mendiants
- Vie privée : il se décide à dénoncer Mackie.
- Premier finale (Sur l’instabilité des choses humaines) : avec Polly et Célia Peachum. (n° 10)
II, 6
- À la fin du tableau : il accuse Brown de corruption, le menace et le contraint à poursuivre Mackie en fuite.
III, 7 Avec mendiants, putains, Jenny, Filch, Brown, Mackie
- Entreprise/Politique : il dirige la répétition des mendiants pour la manifestation du couronnement
- Privé : il envoie Filch prévenir la police que Mackie se trouve chez la putain Suky Tawdry
- Entreprise/Politique : poursuit la répétition de la manifestation. Discours aux mendiants
- Politique : Avec Brown : accusations de corruption, contestation de son autorité, et menace de subversion.
- Chant de la vanité de l'effort humain (n° 16)
III, 9 Avec sa femme et sa fille, Mackie, les hommes de Mackie,
Constables (+Smith), Brown, Matthias et Jacob, Polly
- Il entre dans la cellule où Mackie doit être mis à mort
- Vie privée : adresse à Mackie ; il se réjouit de sa mort prochaine.
- Il conclut le tableau avec une adresse au public (comme dans I,1) : annonce du dénouement n° 2
- Troisième finale de quat’sous (n° 20)
où il entonne le Choral des plus déshérités des déshérités (« Choral der Ärmsten der Armen »)
Le thème des songs de Peachum
N° 3 (I, tableau 1) à Choral matinal de Peachum. Parodie de choral d’église.
Appel aux « chrétiens », hypocrite et menaçant, en vue du versement d’une « aumône ».
Prélude au discours didactique (sémiologique) sur les techniques susceptibles de disposer le public à la générosité.
N°4 (I, tableau 1)à Song « d’au lieu-de ». Avec sa femme, Monsieur Peachum déplore le sentimentalisme de la jeunesse. Vision sarcastique des épanchements romantiques. Ici encore, Peachum se montre sémiologue.
N° 10 (I, Finale) à Premier finale de 4 sous. Sur l'instabilité des choses humaines.
Avec sa femme Célia Peachum et sa fille Polly Peachum, Jonathan Jeremiah chante :
« Sur cette triste planète (…), l’homme est brutal et bas.
(…) Bien sûr je n’ai que trop raison :
le monde est pauvre, l’homme mauvais ».
N°16 (III, Tableau 7) à Chant de la vanité de l’effort humain (de l’inadéquation de toute entreprise humaine).
Peachum expose sa vision noire de l’espèce humaine :
« Car, hélas, pour cette vie,
L’Homme n’est pas assez malin :
Partout ruse et fourberie,
Et lui ne le remarque jamais ».
N° 20 à Troisième finale de 4 sous. Un choral, comme en I,1.
C’est à Peachum qu’il revient d’énoncer la « morale » qui conclut la pièce.
Les constituants du personnage Jonathan Jeremiah Peachum
Dans L'Opéra de quat'sous, Jonathan Jeremiah Peachum est tout à la fois
- Curé
- Chef d'entreprise / Publiciste
- Chef de bande
- Hypocrite cynique (cf Dom Juan)
- Agitateur révolutionnaire
- Vieillard moralisateur
- Père possessif
- Philosophe et sémiologue
- Délateur sans scrupule
- Politicien cynique
- Metteur en scène – Homme de théâtre
- Et le plus cultivé des personnages
Le personnage de Jonathan Jeremiah Peachum forme un montage subtil et très riche de rôles codés et de discours.
A la tradition comique, il reprend le rôle comique du barbon : père autoritaire, cupide, et tenant d’une morale sexuelle rétrograde.
Il est également à la fois chef de bande et traître.
Cynique, cruel et sans scrupule, il n’hésitera pas à dénoncer à la police Mackie Messer, en sachant qu’il l’envoie à la mort. A John Gay Brecht a emprunté un nom, Peach’em (« Dénonce-les »[1]), qui est une allusion à son rôle d’indicateur de la police. Le Peachum du Beggar’s Opera évoquait directement un personnage célèbre en Angleterre au XVIIIème siècle, Jonathan Wild, figure de la pègre londonienne qui vivait principalement de récompenses pour dénonciation[2]. Au centre de la pièce de Gay, Peachum alliait respectabilité et duplicité cynique[3]. C’est typiquement un « fripon » au sens bakhtinien[4].
Barbon et traître : ces deux rôles se retrouvent dans le Beggar’s Opera.
Mais le personnage de Brecht est bien plus élaboré encore.
Peachum est aussi un représentant de la classe dominante contemporaine, tout simplement un bourgeois. Il se désigne, ironiquement mais clairement, comme chef d’entreprise et à ce titre, formule quantité de considérations sur la gestion et de marketing. On sait qu’un des thèmes principaux de L'Opéra de quat'sous est la permutation possible entre le bourgeois et le truand.
Au croisement du bourgeois et du barbon, son discours est en fait typiquement celui d'un bourgeois weimarien, un conservateur de droite de la république de Weimar.
« Au lendemain de la guerre, l'homme de droite souffrait de violents accès de nostalgie morale et culturelle »,
indique l'historien Walter LAQUEUR. C'est bien cette nostalgie qui inspire les considérations pédagogiques de Peachum et son épouse dans les tableaux 2 et 3, tout particulièrement dans le song d'Au lieu de, qui déplore les débordements de la jeunesse contemporaine.
Mais la pièce de Brecht-Hauptmann nous présente encore un tout autre Peachum, subtil sémiologue, maître des langages sociaux, théoricien notamment du costume théâtral et du discours amoureux [5]. Quant à son « choral matinal » [n°3], c'est un très habile pastiche (y compris musicalement) de sermon culpabilisateur dans la tradition chrétienne.
Peachum est aussi bouffon, rebelle et provocateur par rapport à l’autorité (en l'occurrence Tiger Brown, chef de la police, cf. Tableau 6, p.61 sq.). Fort de son pouvoir d’influence, il n’hésitera pas à gâcher les fêtes du couronnement en lançant les Pauvres à l’assaut des dignitaires du régime.
Enfin, dans la perspective brechtienne : en tant que sémiologue, agitateur, et mendiant contestataire de toute autorité, il est aussi, d’une certaine façon, une figure de l’Ecrivain.
Un tableau - Quelques traits du personnage de Peachum
Rôles traditionnels |
Barbon |
Càd : Morale réactionnaire |
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Vs Mackie |
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Càd : anti-sexe |
= aussi bourgeois weimarien |
Cf chez Molière : Arnolphe (L’école des femmes) |
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Père possessif |
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Traître |
Son nom |
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Dénonciation de Mackie |
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Portrait d’un dirigeant actuel |
Capitaliste sans scrupule (chef d’entreprise/Chef de bande) |
Souci de la « gestion » |
Des personnages de ce type se retrouveront par exemple dans Sainte Jeanne des Abattoirs ou La résistible ascension d’Arturo Ui |
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« Roi des mendiants » |
Contestataire politique, agitateur |
Provocation et dénonciation de Brown. |
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Philosophe |
Pessimiste |
Exemple : dernier song de l’acte I |
=+/- Brecht |
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Sémiologue |
Discours théorique sur la propagande (I ;1) |
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=+/-Brecht |
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Et le marketing (I ;1) |
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Homme de culture |
Culture historique et politique |
Un exemple : l’allusion à Semiramis (II,6) |
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Un autre tableau
[1] Le verbe « peach » en argot signifie « informer contre », ou « trahir», comme l’indique la préface de Bryan Loughrey et T.O. Readwell dans John GAY, The Beggar’s Opera, Londres, Penguin Book, 1986, page 21.
[2] Entre 120 et 150 gangsters furent ainsi dénoncés par lui contre récompense et envoyés soit en prison soit à la mort. Ibidem, pages 19-20.
[3] Comme l’expliquent Loughrey et Readwell, le personnage de Peachum fut utilisé par Gay comme « the governing metaphor for his vision of the society of his time » (Ibidem, p.21).
[4] Cf « Fonctions du fripon, du bouffon et du sot dans le roman », dans Esthétique et théorie du roman.
[5] Cet aspect du personnage est absent du Beggar’s Opera.
" Si je lui fais cadeau de ma fille, qui est la dernière ressource de ma vieillesse, ma maison s’écroulera sur moi. " (Monsieur Peachum, I,3) – Hieronymus FRANCKEN (1540-1610), Une représentation de la Compagnia dei Comici Gelosi, circa 1590.
Un élément du dispositif brechtien : le schéma de la comédie classique
Le système des personnages de L'Opéra de quat'sous s’apparente au schéma de la comédie classique, dont l’intrigue, on le sait, est centrée sur la quête amoureuse d’un couple de jeunes gens. Celui-ci est en butte aux prétentions « totalitaires » d’un vieillard égoïste refusant de renoncer à sa fille, qu’il considère comme sa propriété. Tel est bien le point de vue de Monsieur Peachum : « Si je lui fais cadeau de ma fille, qui est la dernière ressource de ma vieillesse, ma maison s’écroulera sur moi. « (p.34).
Si on lit L'Opéra de quat'sous à la lumière de ce schéma, on peut considérer Polly comme l’héroïne comique, jeune fille ingénue qui tombe amoureuse d’un « pirate » et refuse d’accepter la morale terre-à-terre de ses parents. Condamnant toute forme de plaisir, ceux-ci se montrent violemment hostiles au romantisme de leur fille, vilipendant « la lune sur Soho », « tous ces sacrés romans que tu as lus [qui] t’ont tourné la tête » (p.36) ), et plus simplement « l’Amour ». Face à sa mère, Polly proteste : « Je ne me laisserai pas voler mon amour », … « L’amour est plus fort que tout » (p.36), etc.
Aux côtés de Polly se trouve Mackie, « prince charmant » qui l’a séduite et l’aidera à prendre ses distances à l’égard des valeurs petites-bourgeoises du couple parental. Le « highwayman » du Beggar’s opera personnifie ici l’aventure, le romanesque, l’Amour.
La bande du Surineur appartient, elle, au monde des valets de la comédie. Les hommes de Mackie forment un mixte entre les deux figures-types du valet balourd (Sganarelle) et du valet fripon (Scapin). Leur côté rustaud étant particulièrement mis en évidence dans le tableau du mariage (I,2) : « Ces messieurs portent maintenant d’élégants habits de soirée, mais hélas leur comportement ultérieur ne correspondra pas tout à fait à leur habit » (didascalie p.19). Mackie se fera un devoir de corriger systématiquement leurs maladresses, fautes de goût et grossièretés.
Tout à fait caractéristiques de l’univers grotesque sont ainsi les interventions salaces de Matthias, qui constituent des « rabaissements », au sens de Bakhtine, du mariage, et de ses rituels. Par exemple, après le song de Bill Lawgen et Mary Syer, Mackie trouvant le chant « un peu mou », Matthias « s’étrangle : “Un peu mou, c’est le mot, messieurs, un peu mou !” « (p.24).
Quant à ce song, le Hochszeitslied, cet « épithalame des Pauvres » qui fait office de cantique chanté à l’arrivée du prêtre officiant, il est lui aussi entièrement parodique, tant par la forme (« chanté d’une voix hésitante, terne et fausse », p.24) que par le contenu : elle ne connaît pas le nom de son mari, il ne connaît pas le métier de sa femme, et seule l’intéresse, en fait, « une petite partie d’elle ».
Le comique de l’opéra, ici, est bien un comique de farce.
Peachum, on l’a dit, incarne la figure du barbon, petit-bourgeois cupide, moralisateur et impitoyable en affaires. Sa femme professe les mêmes valeurs ; elle se montre par ailleurs très attentive au respect des conventions, par exemple lors des préparatifs de la pendaison de Mackie : « Polly et Lucy, assistez votre mari dans ses derniers instants. « (p.86) : « Change-toi, ton mari va être pendu. Je t’ai apporté ta robe de veuve. (…) Tu feras une veuve ravissante. Et maintenant, souris un peu, ne fais pas cette tête d’enterrement. « (p.76). Etc.
Le schéma, en résumé, serait donc :
jeunes premiers : Mackie et Polly
Barbon : Peachum et sa femme, assistés de Jenny des Lupanars
Valets : la bande de Mackie.
Mais bien sûr, ce schéma est ici distancié par rapport à son archétype classique. Ainsi le « jeune premier » de la comédie classique n’est évidemment jamais un bandit de grand chemin, assassin patenté, polygame et amateur de bordels (encore que : dans Dom Juan...). De même l’héroïne, Polly, est certes une jeune fille naïve et romantique (une bourgeoise), mais elle est aussi une pure représentante du monde de la pègre. Quant à Peachum, il agglomère la figure traditionnelle du barbon et les valeurs capitalistes de l’entreprise, – Peachum est un vrai manager [1]. Tous ces personnages sont contradictoires, ambigus, "dialectiques", empêchant toute lecture simpliste.
Le schéma de la comédie classique est donc à la fois utilisé et cité dans l’œuvre de Brecht-Weill-Hauptmann. C’est un des matériaux du collage brechtien, de ce dispositif ironique destiné à mettre à distance le modèle culinaire du théâtre.
[1] On se trouve ici, finalement, devant une transgression analogue à celle qu’effectue Beaumarchais à la fin de l’Ancien Régime. Dans Le mariage de Figaro, celui qui fait obstacle au triomphe de l’Amour est devenu l’aristocrate. Le barbon ridicule chez Beaumarchais, c’est le grand d’Espagne élégant et séducteur. Et c’est le domestique qui devient le héros de l’intrigue.
Nina Simone, une interprète du song de Jenny des pirates, – son adaptation est restée célèbre. Lire le texte
de cette adaptation (en anglais, PDF).
L'opéra de quat'sous est aussi L'École des Femmes
Jenny des Lupanars, Polly Peachum , Jenny des pirates : trois femmes rebelles
1. Femmes et révolte dans la pièce
L'Opéra de quat'sous présente plusieurs variantes de la relation de pouvoir qui s’établit entre hommes et femmes. Ce sont plus particulièrement les femmes, qui incarnent dans l’œuvre la dynamique de la révolte. On pense notamment à Jenny des Lupanars et à Polly Peachum, mais aussi au chant de Jenny des Pirates (personnage "créé" par Polly).
Position sociale
Jenny des Lupanars est une prostituée, gérante d’un bordel, ex-compagne de Mackie Messer qui était autrefois son « souteneur » ; Polly est « la fille du roi des mendiants » ; naïve et sentimentale, elle est l’actuelle épouse de Mackie [1]. Quant à Jenny des pirates, c’est une création artistique, figure imaginée et mise en scène par Polly à l’occasion de son mariage. « Fille de cuisine », lumpenprolétaire, sa vie est tout entière marquée par l’asservissement aux hommes.
La relation entre homme et femme est dans la pièce une relation de domination. L’homme est le maître, il décide, on le sert. Il recourt sans hésiter à la menace, et "si nécessaire" à la violence physique. La domination masculine est ainsi évoquée dans la « Ballade du souteneur » (Zuhälterballade, n° 12) chantée par Jenny des Lupanars et Mackie :
« En ce temps-là, il y a bien longtemps,
Il me prouvait sa flamme en me rouant de coups,
Quand je rentrais bredouille, il devenait méchant,
Il me disait : "Je mets tes robes au clou. " »
Une domination qui était alors acceptée par Jenny, et présentée, non sans ironie, comme idyllique – « dans ce bordel où tenions notre état » ("In dem Bordell wo unser Haushalt war").
Au sein de la famille Peachum, c’est avec le père, Jonathan Jeremiah, que se joue la relation de pouvoir. Monsieur Peachum est un père autoritaire, qui édicte des règles strictes. Polly est tenue de respecter ces règles, qui concernent spécialement le rapport aux hommes [2]. Refusant le mariage à sa fille, intraitable en matière de morale, Peachum ne supporte ni le romantisme de Polly, ni le sexe (« Le mariage, ce n’est jamais qu’une cochonnerie »), leur opposant systématiquement le « principe de réalité ». Cela est particulièrement manifeste dans le song "d’Au lieu de" ("Anstatt Dass, n° 4), chanté par Peachum et sa femme [3] :
« Au lieu de
Dormir à la maison, dans un bon lit,
Ça veut s’amuser
Comme si les alouettes vous tombaient toutes rôties dans la bouche ! (…)
(…) Au lieu de
Faire quelque chose qui ait un sens et qui tienne debout
Ça s’amuse,
Et finit bien entendu par crever dans la boue. »
Le conflit entre Peachum et Mackie est typiquement le conflit du père et du galant de la comédie classique. Monsieur Peachum incarne en fait la figure traditionnelle du barbon. Et face à lui, Polly a toutes les apparences de l’ingénue des comédies de Molière [4]. Ainsi envisagé, L'Opéra de quat'sous raconte les mésaventures d’un père possessif cherchant par tous les moyens à soustraire sa fille aux manœuvres du séducteur conquérant : fille séduite par un roué, Polly est bien proche de l'Agnès de L'École des Femmes. Et Mackie n'est pas si loin du jeune Horace.
Quant à Jenny des pirates, le personnage inventé/incarné par Polly, elle est fille de cuisine dans une « petite taverne à quat’sous » ("in einer dieser kleinen Vier-Penny-Kneipen"). Vivant dans la saleté et l’humiliation, elle est en butte du matin au soir aux moqueries des hommes.
Figures de la révolte – Le couteau de Jenny qui fait sauter les têtes
C’est elle, cette Jenny, qui tient le plus distinctement dans la pièce le discours de la révolte [5]. Un soir, quand arrivera son fiancé le pirate, elle leur coupera la tête, à tous, dans un grand éclat de rire. Ce sera la revanche sur la pauvreté, sur la saleté, sur les moqueries des hommes.
Jenny-des-pirates est simple d'esprit, Polly est naïve et sentimentale. La révolte, chez elle, prendra diverses formes.
Par rapport à son père. C’est d’abord, évidemment, le choix de son mari, gangster brutal et sensuel détesté par Peachum. Jenny est elle aussi fiancée de pirate, de "räuber". Révolte aussi la revendication de l’amour romantique (« la lune sur Soho », « L’amour est plus fort que tout ») et passionné (« Savoir perdre la tête, tout est là », Barbara-Song, n° 9), qui la conduira jusqu’au mariage clandestin dans une écurie.
Sa révolte s'exprime encore par rapport à la société des hommes. Lorsque Mackie devra quitter la ville, c’est elle qui prendra la direction des affaires, affirmant rapidement une autorité indiscutée :
« Chère Madame, commandez-nous pendant l'absence de monsieur votre mari, on fera les comptes tous les jeudis, chère Madame » (Robert, Acte II).
Cette prise du pouvoir sur les hommes, c’est bien celle qu’elle avait chantée dans le song de la fiancée du pirate.
A la fois ingénue et dominatrice, toute en duplicité, Polly est ainsi la porte-parole dans l’œuvre de la révolte contre le pouvoir masculin.
Reste Jenny des Lupanars. Entièrement soumise à Mackie dans les premiers temps, et battue par lui, c’est timidement et sans succès qu’elle se hasardait à formuler sa révolte ("Ballade du souteneur", n° 12) :
« Mais parfois je me révoltais, savez-vous !
Je criais : "Tu veux ma mort ! J’en ai assez".
Alors il m’allongeait un marron sans douceur. »
C’est elle cependant qui prendra finalement le dessus. Devenue patronne du bordel, et faisant preuve elle aussi d'une belle duplicité, elle provoquera par sa double dénonciation la chute de Mackie, qui était devenu entre-temps un client de la maison.
Aussi contre la morale
Jenny, Polly, Jenny : la folle, l'innocente et la putain, toutes trois s'en prennent dans la pièce au pouvoir des "messieurs", à la domination masculine. Mais c'est aussi la morale de ces messieurs que déshabille L'Opéra de quat'sous, – comme l'atteste le song fameux du "deuxième finale de quat'sous" (n° 15) : manger d'abord, et après la morale.
C'est à "Meine Herren" que s'en prenait Jenny des pirates (premiers mots du song de Seeräuber-Jenny) ; de même le finale du deuxième acte s'adressera à "Ihr Herrn" ("Beaux messieurs, qui nous enseignez...."). Consubstantielle à l'exploitation sociale, la morale est une affaire de mâles. Ces messieurs sont aussi des prêcheurs d'honnêteté et d'abstinence [6].
L'apostrophe, qui introduit ce song, reviendra à quatre reprises : "Beaux messieurs ("Ihr Herrn")", "ne vous y trompez pas, l'homme ne vit que de méfaits."
La première strophe de ce deuxième finale est chantée par Mackie : aimant avant tout "leur bedaine et notre probité", ces messieurs, tout droit sortis d'un dessin de Grosz, fondent leur domination sur l'honnêteté des pauvres. Dans la deuxième strophe, que chante la prostituée, c'est le versant sexuel de ce code social qui est évoqué : " C'est d'abord la bouffe, et puis vient la morale " (sexuelle), rappelle Jenny à ceux qui se croient autorisés à décréter "quand une femme peut relever ses jupes et se pâmer".
Vigoureuse dénonciation d'une "éthique" masculine de généraux et d'hommes d'affaires, le "deuxième finale de quat'sous" rejoint le discours de rébellion féministe caractéristique de l'oeuvre .
Hannah HÖCH (1919) – Schnitt mit dem Küchenmesser Dada durch die letzte Weimarer Bierbauch-Kulturepoche Deutschlands. Aussi puissant que le "Messer" enfoncé par Räuber-Mackie dans le ventre des bourgeois weimariens : tel est le "Küchenmesser" de la fille de cuisine, Räuber-Jenny. Par lui, L'Opéra de quat'sous prolonge le geste d'Hannah Höch dans son célèbre montage. Il est bien lui aussi, cet opéra, une "Section au couteau de cuisine Dada effectuée dans l'Époque culturelle-Panse à bière de l’Allemagne weimarienne".
Mais c'en est fini de l'utopie - L'épilogue
La révolte des femmes et leur prise de pouvoir provisoire, ou rêvée, est bien un élément central de ce monde à l’envers qu’est l’univers de L'Opéra de quat'sous. Utopie, dont le dénouement scellera le statut de parenthèse carnavalesque. On peut trouver sur ce plan une certaine parenté entre la pièce de Brecht-Weill-Gay-Hauptmann et L'Île des esclaves de Marivaux. (En précisant juste que chez Brecht, le finale est bien plus ambivalent).
2. Femmes révoltées dans le théâtre de Brecht
Au sein du théâtre de Brecht, Polly Peachum et Jenny-des-Lupanars appartiennent à une longue lignée de femmes révoltées, Elles en sont, pourrait–on dire, le versant picaresque/carnavalesque. Après L'Opéra de quat'sous, dans cette famille d'anti-héros féminins, on trouvera notamment :
- Sainte-Jeanne des Abattoirs (1931)
- Mère Courage (1940) :
L'attitude ambiguë de Polly à l’égard de la domination masculine est très proche, finalement, de celle de Mère Courage. Son ambiguïté vis-à-vis du pouvoir de Mackie Messer (acceptation/rébellion) n'est pas sans évoquer la dualité du discours de Mère Courage lorsqu'elle évoque la guerre, qu’elle vomit en même temps qu'elle en tire profit.
- Shen-Té/Shui Ta (1941)
- Simone Machard (1943)
- Antigone (1947)
- Jeanne d'Arc (1952)
[1] Plus exactement une de ses deux épouses.
[2] Comme on le verra, soulignant l’analogie entre la situation de Polly et celle de Jenny des Lupanars, la pièce propose un rapprochement intéressant entre le maquereau et le père-sévère, de même qu'entre la putain et l’ingénue.
[3] A noter que dans son rapport à l’homme, Madame Peachum n’appartient pas au même paradigme que Polly et les deux Jenny. Son discours redouble celui du bourgeois Peachum, dont elle se contente d’assurer la domination.
[4] Précision quand même : Polly n’est pas seulement une ingénue. Elle sait aussi avoir la duplicité et la rouerie des servantes du théâtre classique.
[5] Mais sur le mode du rêve.
[6] C'est de cette morale que Peachum se fait d'emblée le porte-parole (grotesque), dans son "choral matinal" (n° 3).
George GROSZ, "Der mädchenhändler" ("Le proxénète"), 1918. Darmstadt, Hessiches Landesmuseum.
" Entre nous soit dit, ce n'est qu'une question de semaines,et je me reconvertis entièrement dans le
secteur bancaire. C'est à la fois plus sûr et d'un meilleur rapport. " Mac à Polly, Acte II, tableau 4.
Mackie et Arturo Ui : parallèles entre
L’Opéra de quat’sous et La résistible ascension d’Arturo Ui
On notera que trois des rôles qui composent le personnage de Mackie-le-Surineur interviendront également dans la construction du personnage d’Arturo Ui, à savoir :
- Le rôle du gangster;
- Le rôle du chef d’entreprise ;
- Le rôle de l’homme du monde (parodié).
A bien y réfléchir, La résistible ascension d’Arturo Ui propose en quelque sorte une transposition de l’univers du Beggar’s opera dans celui de la pègre de Chicago.
C'est ainsi, par exemple, que la thématique de la cérémonie "rabaissée" (tableau du mariage, II,1) sera réactivée dans La résistible ascension, entre autres à travers l’usage de la langue classique par les gangsters.
On notera par ailleurs que pour les représentations d'Arturo Ui en 1960, le Berliner Ensemble eut recours à un maquillage clownesque (voir notamment : Roger Pic et le Berliner Ensemble, p. 86) ; c'est un maquillage de ce type qu'en 1955, Brecht suggérait à Giorgio Strehler pour Mackie et sa bande.