Extrait des Sermons domestiques (in : Bertolt BRECHT, Poèmes 1, Paris, L'Arche, p.133).
Traduction : Gilbert Badia et Claude Duchet

 

                George GROSZ, Les guérisseurs ("Die Gesundbeter" ; en français : "Le triomphe des sciences
                exactes"),
dans Gott Mit uns (Berlin, Malik Verlag, 1920). Pour ce recueil, Grosz a été condamné
                à une amende de 300 marks au motif d'insulte à la Reichswehr
.

                "kv" = kriegsverwendungsfähig (="Bon pour le service")

 

1

La guerre allait sur ses quatre printemps
Et pas de paix à l'horizon
Le soldat fit ses conclusions
Et il mourut au champ d'honneur.

2

Mais la guerre n'était pas cuite
Et l'empereur avait bien du chagrin
Que son soldat soit mort si vite
Ça lui semblait venir avant la fin.

3

Tout l'été passa sur les tombes
Et le soldat dormait pour tout de bon
Quand un beau soir survint au front
Une commission médico-militaire.

4

Elle s'en fut la médicale commission
Jusque dedans le cimetière
Avec des pelles consacrées
Et déterra le militaire.

5

Le major procéda à l'examen du corps
Du moins de ce qu'il en trouva
Et conclut : bon pour le service
Et, vu le risque, il s'en alla.

6

Et le soldat, aussitôt, ils l'emmenèrent
La nuit était bleue, la nuit était belle
On pouvait même, à condition d'être sans casque,
Voir les étoiles du pays.

7

On verse un schnaps du feu de Dieu
Dans son corps qui se pourrissait
Prirent son bras deux religieuses
Et une femme demi-nue.

8

Et comme le soldat répandait une odeur
Un curé clopinait devant
Balançant sur son corps l'encens
Afin d'ôter la puanteur.

9

La musique en avant zim bang
Jouait une marche entraînante
Et le soldat comme il l'avait appris
Lançait sa cuisse au pas de l'oie.

10

Et deux infirmiers le soutiennent
Fraternellement par la taille
De peur que dans la boue il n'aille
S'affaler, et ça pas question.

11

Sur sa chemise on avait peint
Les trois couleurs noir rouge et or
On la portait comme un drapeau
Et ça brillait à n'en plus voir la boue.

12

Un homme en habit s'avançait devant
Avec un plastron empesé
Conscient d'être un bon Allemand
Et tout imbu de ses devoirs.

13

Ils marchèrent ainsi zim bang
Descendant la noire chaussée
Et le soldat marchait en titubant
Comme un flocon dans la tempête.

14

Les chats, les chiens se mettent à hurler
Et dans les champs les rats sifflent horriblement :
Ils ne veulent pas devenir français
Ah ! quelle honte ce serait !

15

Et quand ils passianet à travers les villages
Toutes les femmes étaient là
Les arbres s'inclinaient, brillait la pleine lune
Et tous de crier : Hourrah !

16

Avec des boum-boum et des cris d'adieu
Tous femmes, chiens et même le curé
Et le soldat mort au milieu
On aurait dit un singe ivre.

17

Et quand ils passaient à travers les villages
Il arrivait qu'on ne le voyait pas
Tant il y avait de monde autour
A faire zim boum et crier : Hourrah !

18

Tant ils étaient autour à danser et chanter
Que personne ne le voyait.
On ne pouvait plus le voir que d'en haut
Et là haut il y a seulement des étoiles.

19

Mais au matin l'aube est venue
Et les étoiles n'y sont plus.
Alors le soldat bien dressé
Au chant d'honneur s'en va tomber.

Bertolt BRECHT, "Légende du soldat mort", extrait des Sermons domestiques,
dans Poèmes 1 – 1918-1929 , Traduction Gilbert Badia et Claude Duchet,
Paris, L'Arche, 1965, page 133.