Tragique, comique : mélange des genres

 

« L’Homme Voûté. – Elle est horrible, cette musique.
Schweyk. – Moi, je la trouve jolie. «  (p. 177).

" Par l'utilisation d'effets de distanciation, comique et tragique sont mélangés jusqu'à devenir indissocialbes. " BRECHT, L'Art du comédien, in Ecrits sur le théâtre, Gallimard, Pléiade, 2000, p.842.

 

 

En étudiant les personnages, on s'aperçoit que la catégorie du « mélange », fondamentale dans le grotesque, caractérise la forme de Schweyk dans la deuxième guerre mondiale.

 

  1. Elle se retrouvera encore à propos de la confusion typique entre tragique et comique.

Le travail de cet aspect est particulièrement réussi chez Brecht. A plusieurs reprises, le spectateur est amené à une perception très vive du double caractère, comique et tragique, de la situation.

C’est le cas lors de l’arrestation de Schweyk et Madame Kopetzka (tableau VI). La violence de Bullinger et de ses hommes est extrême, et la tenancière du Calice est frappée sauvagement. On sent que Schweyk et ses compagnons risquent leur vie. Et en même temps, les aventures du paquet de viande que Baloun affamé parvient à faire circuler relèvent de la pure bouffonnerie.

Un autre épisode comique et tragique à la fois est celui de la rencontre avec l’abbé Bullinger dans la campagne russe (tableau VIII). L’aumônier ivre mort cherche de la vodka pour alimenter le moteur de la voiture où se trouve son « autel portatif ». Le discours qu’il tient est complètement délirant, mais en même temps sa brutalité sans scrupule est tout près de s’exercer sur les deux femmes russes (des « païennes », des « macaques ») qui doivent finalement leur salut à la seule intervention héroïque de Schweyk. Ici encore, la tension entre les deux registres est extrême.

A certains moments, Schweyk est véritablement pathétique. C’est plus vrai vers la fin de la pièce, et en particulier lors de la rencontre avec le chien, avant que tous deux ne s’enfoncent dans la nuit de Stalingrad (peut-être faut-il ici rappeler ici que le fils de Brecht, soldat de l’armée allemande, a perdu la vie à Stalingrad).

Plus généralement, on sent peser sur toute la pièce, si loufoques que puissent être les situations, le climat très lourd de la dictature nazie. Et le placide Schweyk, à certains moments, apparaît presque désespéré, - ce qui n’est jamais le cas chez Hasek.

 

  1. Le mélange des genres est particulièrement sensible dans le contraste entre les tableaux qui ont pour cadre le Calice et les intermèdes « dans les hautes sphères ».

Ceux-ci sont écrits en vers, ce qui rend les textes encore plus ridicules, suivant le principe déjà utilisé dans La résistible ascension d'Arturo Ui [1] ; quant à la mise en scène, Brecht précise que ces intermèdes doivent être joués « dans le style des récits d’épouvante » (p.194).

Le texte propose donc fondamentalement trois genres du discours : celui des Tchèques (Schweyk et ses compagnons), celui des nazis (Bullinger, Brettschneider, etc.), et celui des « hautes sphères ». C’est ce que souligne la musique, qui accorde une place importante à la parodie. Musique constituée pour l’essentiel, comme le signalent les auteurs de la notice de la pièce, de « réminiscences de mauvais opéra wagnérien pour philistins », « de modes populaires bohémiens et de parodies de chants nazis » [2].

 

[1] Brecht précise : « Dans chacun d’eux, toute la hiérarchie nazie peut apparaître (…). Les dignitaires du Reich peuvent accentuer les vers en scandant les « Heil ». «  (p. 193).

[2] GISSELBRECHT, André & LEFEBVRE,  Joël, « Notice », dans BRECHT, Op.cit., p. 122.